ROMANS ÉTRANGERS
Maggie O’FARRELL Non-dit, fuite en avant ou même disparition sont des thèmes récurrents de l’auteure. Ses romans et plus encore le dernier, Assez de bleu dans le ciel, sont empreints de l’idée que le passé ne se laisse jamais enterrer et rattrape inlassab
Maggie O’Farrell, Jessie Burton, Dorit Rabinyan, William Finnegan, Adam Haslett, Sofi Oksanen, Justin Cronin, Sergio Schmucler, John Vigna, Nino Haratischwili
Dès son premier roman, paru en 2000, l’Irlandaise Maggie O’Farrell campe des personnages ayant une furieuse tendance à disparaître brutalement. Quand un événement les terrasse, qu’une rencontre les bouleverse ou qu’un souvenir les déchire, ils claquent la porte ou décident de s’effacer. Quand tu es parti, son premier livre justement réédité ces jours-ci, met en scène Alice, plongée dans le coma après avoir heurté, plus ou moins volontairement, une voiture. La jeune femme a vu quelque chose qu’elle ne voulait pas voir et s’est retirée du monde des vivants. Mais la miraculée, sur son lit d’hôpital, laisse monter des bribes de son passé qu’elle tente de recomposer sous la forme d’un puzzle géant. « Je sais où je suis. J’en sais plus qu’ils ne croient. Tout à l’heure, quelqu’un a dit d’une voix tendue, près de mon oreille : “Si jamais elle reprend conscience, ce sera vraiment ricrac.” Ric-rac. Ça me fait l’effet d’un jeu d’enfants. » Dix-sept ans avant Assez de bleu dans le ciel, la romancière a déjà le sens de la construction croisée, ou plus exactement stratifiée, pour nous dire que le présent se nourrit des secrets familiaux, du silence des générations précédentes, et qu’il faut faire avec.
La Maîtresse de mon amant, en 2003, puis La Distance entre nous, en 2005, continuent de broder ces thématiques, rôdant autour de la difficulté d’assumer ses erreurs et de tolérer celles de ses ascendants. Tous les personnages croient nécessaire de vider les lieux de leur jeunesse, de leurs amours, pensant dépasser leurs contradictions en évitant de régler les comptes. Puis, avec L’Etrange Disparition d’Esme Lennox, en 2008, la romancière née en Irlande du Nord, en vient à gratter la mémoire du pays et les pages noires de son histoire, qui, elles aussi, sont enterrées sous des monceaux de silences et de non-dits. Elle évoque avec colère les internements abusifs de jeunes filles qui eurent pour seul tort d’être originales, indépendantes ou tout simplement mal aimées par leurs parents. En décrivant la vie d’Esme, c’est tout un pan de la société rigide de la GrandeBretagne qu’elle aborde : le poids de la religion, les fillettes violées par des prêtres ou des hommes de la famille et prisonnières à vie dans des hôpitaux psychiatriques, les adolescentes rebelles qu’on mate rapidement et qu’on oublie jusqu’à la mort. Dans cet ouvrage poignant, Maggie O’Farrell retrouve ses réflexes de journaliste, enquêtant longuement, interrogeant des témoins de ces enfermements arbitraires qui durèrent bien après les années 1950.
Aujourd’hui, Assez de bleu dans le ciel est son septième roman et sans doute le plus audacieux et le plus déroutant de sa carrière d’écrivaine. Il s’étire de 1946 à 2016, sautant vaillamment d’une époque à l’autre, osant le grand écart sans jamais perdre le lecteur. La trame reste familiale, et la fuite du temps est le héros principal de ce livre qui brasse des vies, des époques, des pays. Tout commence dans un décor perdu du Donegal, une région tout au nord de l’Irlande, secrète et battue
par les vents. C’est une famille idéale, voire parfaite, qui vit ici avec Daniel, enseignant la linguistique à l’université, sa femme, Claudette, ex-comédienne qui cherche l’anonymat total, et leurs enfants (qu’ils eurent ensemble ou séparément). Ce jour de 2010, Daniel quitte le cocon, séparé du monde par douze portails entre la maison et la route, pour aller aux EtatsUnis célébrer l’anniversaire de son père, un homme qu’il voit peu depuis des années. Brusquement, la radio de la voiture annonce la mort de Nicola, le premier amour de Daniel, une femme qu’il croyait avoir oubliée ou plutôt enfouie sous des tonnes de mauvaise conscience poussiéreuse. Mais nous sommes chez Maggie O’Farrell, et les abandons du passé reviennent toujours gratter aux endroits les plus douloureux de la mémoire. Daniel a besoin de remuer tous ces moments. Il décide de décrypter sa jeunesse : voir son père, certes, ses enfants d’un premier mariage également, mais aussi partir sur les traces de Nicola et de sa vie d’avant. Les premiers mouvements du séisme se font sentir, ils ne cesseront d’augmenter, de bouleverser les vies et de tuer les rêves de douceur affective.
C’est mal connaître Maggie O’Farrell que d’imaginer une histoire de tromperies conjugales, de confiance gâchée ou de maladresse masculine. Elle dissèque chaque personnage de chaque génération avec une puissance romanesque qui surprend à toutes les pages. Si Daniel a quitté Nicola brusquement, Claudette, sa femme actuelle, a, elle aussi, organisé sa disparition du jour au lendemain pour changer totalement de vie. « Claudette a abattu son joker, sa carte maîtresse : disparaître mystérieusement, complètement, sans laisser de traces. » Assez de bleu dans le ciel est un livre suspendu à ces départs qui ressemblent à des fuites permanentes. Derrière les histoires d’amour et de couples qui se croient tou- jours plus fusionnels que celui du voisin, la romancière parle avec talent de l’inconfort qui grandit, empêche de respirer et ne laisse qu’une porte de sortie : la fuite. Claudette se « volatilise » quand la tension est trop forte autour d’elle. Sa fille se cache sous plusieurs couches de vêtements, Ari, son fils, trahit dans un bégaiement toutes ses hésitations et ses craintes. Daniel part à son tour, terrassé par un sentiment d’autodestruction. Seules les maisons restent en place, solides et identiques, prêtes à accueillir les voyageurs perdus. Mais Assez de bleu dans le ciel est aussi un livre de réconciliation qui passe par des lieux magiques, comme des cachettes d’enfant. « Près du ruisseau, au creux de ses méandres, se dresse une maison. Une maison de pierre avec des fenêtres à croisée aux cadres blancs écaillés, un toit de tuile et une porte, entrouverte, comme la porte d’un conte de fées derrière laquelle un autre monde se cacherait… » Maggie O’Farrell, grande voyageuse, quittant l’Irlande du Nord pour le pays de Galles et l’Ecosse très jeune, pour vivre ensuite aux Etats-Unis et à Hong Kong, habite aujourd’hui une maison à Edimbourg. En famille et depuis longtemps.