ESSAIS&IDÉES
Dans notre société hypersexualisée, l’injonction jouir fait des dégâts. Les femmes ne sont pas épargnées, loin de là. Petit tour d’horizon avec quatre ouvrages sur un sujet pas toujours léger.
Très intime par Solange, Sexothérapies par Elsa Fayner, Les Femmes et leur Sexe par Heidi Beroud-Poyet et Laura Beltran, Future Sex par Emily Witt, L’Homme et son cerveau par Catherine Morin
Cinquante ans après la révolution sexuelle, où en est-on? Certes, de nombreux tabous ont volé en éclat et le plaisir féminin est enfin un sujet. En revanche, être épanouie sexuellement est devenu la norme. De nos jours, une femme en bonne santé est une femme qui aime le sexe, en parle, multiplie les expériences. De ce point de vue, les magazines féminins et la publicité sont là pour nous le rappeler : le sexe est une chose merveilleuse, il est donc parfaitement logique d’avoir envie de faire l’amour en permanence et de jouir systématiquement. Pourtant, dans l’intimité des chambres à coucher, la réalité est un peu différente. Dans la dernière grande enquête sur la sexualité publiée en France en 2008 (La Découverte), l’insuffisance du désir et les difficultés d’orgasme concernaient à égalité 35 % des femmes, tandis que 16 % signalaient des rapports douloureux. Pour certaines, une consultation chez un sexologue s’impose.
DÉSIR, ORGASME ET TABOU
C’est dans l’un de ces cabinets de l’intime que la journaliste Elsa Fayner s’est faufilée pendant un an pour écouter les drames et misères sexuelles d’une vingtaine de patients. Son livre Sexothérapies (Seuil) raconte le parcours de huit d’entre eux, dont cinq sont des femmes. Dans ce petit bureau niché au coeur d’une banlieue anonyme, elles évoquent pour la première fois l’ennui conjugal, l’absence de désir ou d’orgasme, ou encore les douleurs pendant l’amour. La sexologue les écoute sans les juger, hoche la tête, cherche à mettre à l’épreuve l’explication qu’elles lui fournissent « brandie à bout de bras ou portée en bandoulière » . Comme Virginie, qui associe son absence de désir à son opération de la thyroïde alors que, pour la sexologue, le problème est plutôt d’ordre psychologique. Pour d’autres patientes, le trouble vient de la censure. Elles ne s’autorisent plus à fantasmer, alors que, leur rappelle la sexologue, « les fantasmes, il ne faut pas les empêcher. Ils font partie de l’équilibre de la vie ». D’autres encore prennent leurs désirs ou leurs goûts pour des signes de déviance. Il faut alors entamer un lent travail de déculpabilisation, de reconnexion du corps avec les émotions. La grande majorité des femmes qui se rendent à son cabinet vivent en couple et sont fidèles, terrorisées à l’idée que leurs difficultés sexuelles aboutissent à une séparation. L’objectif pour elles n’est pas d’atteindre le septième ciel, mais plus modestement de recommencer à désirer et à prendre du plaisir avec leur partenaire. Une question qui concerne désormais les jeunes femmes. Au cours de leurs séances, les patientes ne parlent pas tant que ça de sexe, constate la journaliste. Normal, car celles qui se déplacent en consultation ne pratiquent plus ou peu. Elles évoquent plutôt les insomnies, le stress au travail, les ennuis conjugaux, familiaux, bref tout ce qui nuit à leur envie de faire l’amour. « Finalement, c’est toute la société qui s’invite dans la sexualité », conclut Elsa Fayner.
Les deux sexologues Heidi BeroudPoyet et Laura Beltran, auteures de Les Femmes et leur Sexe (Payot), partagent le point de vue de la journaliste. Selon elles, la société actuelle produit une injonction de performance sexuelle à l’origine de souffrances psychiques. Dans leur livre, elles n’hésitent pas à rappeler qu’une grande majorité des femmes qui viennent consulter « ne se sentent pas correspondre aux critères de la femme accomplie, une femme bien
dans sa peau et à la sexualité épanouie ». « Souvent, nos patientes ont réussi scolairement puis professionnellement et voudraient être tout aussi performantes au lit », analyse Heidi Beroud-Poyet. Sauf que l’amour physique leur fait mal, qu’elles ont la libido dans les chaussettes, que le sexe est une corvée. Le but de leur ouvrage est donc de rappeler que non, la sexualité ne procure pas toujours du plaisir. Très facile d’accès, le livre commence par répertorier, témoignages à l’appui, tous les troubles sexuels féminins liés notamment à la douleur. « Un vrai tabou » d’après Heidi Beroud-Poyet, qui souligne que peu de livres ont été publiés sur le sujet. Dans leur exploration du sexe féminin, les deux auteures évoquent tour à tour le corps de la petite fille, de l’adolescente, de la femme qui vit sa sexualité engluée dans son histoire familiale ou de celle qui fuit les parties de jambes en l’air avec son compagnon. Au fil des pages, toute une cartographie de la ( vraie) femme des temps modernes se dessine, qui devrait déculpabiliser les lectrices et même les faire sourire. Fourmillant de conseils, d’exercices pratiques et de pistes de réflexion, voilà donc un livre de vulgarisation furieusement féministe qui invite toutes les femmes à se questionner, à dédramatiser et à reprendre leur plaisir en main.
PAROLE LIBÉRATRICE
Que ces dernières interrogent leur vie érotique, c’est aussi ce que souhaite la vidéaste québécoise Solange, pseudonyme de Ina Mihalache. Dans son nouveau livre, Très intime (Payot), la célèbre youtubeuse interroge vingt femmes entre 18 et 46 ans sur leur vie sexuelle et affective. A Solange, elles racontent leurs déboires amoureux, leurs fulgurances charnelles, leurs envies secrètes, leurs agacements momentanés. Toutes parlent avec une facilité stupéfiante de leur rapport au corps et au plaisir, donnant ainsi aux entretiens une tonalité émouvante, à laquelle se conjugue parfois une crudité stimulante. Pour n’importe quelle lectrice, leur parole est formidablement libératrice. Ces femmes sont féministes, elles se connaissent, elles jouissent. Et pourtant, nombreuses sont celles qui subissent encore ce que Solange nomme « les petits arrangements avec soi-même », ces moments où l’on subordonne son désir à celui de l’autre, où l’on accepte par exemple de faire l’amour sans le vouloir vraiment. Questionnée, l’auteure affirme qu’elle a écrit ce livre « pour que les petits débordements ne se transforment pas en traumatismes, qu’ils ne viennent pas entamer l’estime de soi ». Conclusion, la nouvelle génération a encore du pain sur la planche.
SEXE, NET & MÉDITATION
Future Sex (Seuil), premier livre de la journaliste américaine Emily Witt, en fournit une preuve supplémentaire. Alors célibataire, la collaboratrice du New York Times part enquêter sur les nouvelles pratiques sexuelles en vogue à San Francisco. Entre les disciples de la méditation orgasmique, les « polyamoureux » et les adeptes des castings pornographiques extrêmes, son bilan est assez mitigé. Le plus souvent, dans son récit d’investigation, l’auteure se montre décontenancée par ces nouvelles façons d’envisager le sexe et l’amour. Car, souligne- t- elle, la sexualité libérée qu’elles offrent ne l’est qu’en surface. La méditation orgasmique, par exemple, qui ne s’exerce que sur les femmes, n’est, selon l’auteure, qu’une vaste opération commerciale. Quant aux réseaux sociaux, ils offrent certes des possibilités illimitées de partenaires sexuels, mais dont, au fond, personne ne sait vraiment que faire, encore moins Emily Witt : « Je pouvais aborder un inconnu sur le Net, lui donner rendez-vous à l’entrée nord du Woolworth Building, lui dire que je ne me manifesterais et ne le suivrais chez lui pour aller baiser que s’il venait avec trois ballons Disney. […] Je n’ai rien fait de tout ça. […] Ça me semblait déprimant de coucher à tout-va pendant des années. » Déprimant, le sexe? Parfois, oui. Comme il peut aussi être source d’angoisse, de frustrations, de douleurs. Il est temps que les femmes osent le dire. Lou-Eve Popper