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ÉCRIVAINS DU BAC

Esprit libre, véritable protée de la création littéraire, Pouchkine s’est essayé avec brio à toutes les formes, de la poésie la plus rigoureuse à la prose la plus enlevée, frayant ainsi la voie à tous les grands écrivains russes.

- Alexandre Pouchkine

Pouchkine est un cas unique dans la littératur­e. Tous les grands écrivains russes, à commencer par Gogol, ont reconnu avoir une dette envers lui, tous – hormis Tolstoï et Tchekhov qui n’en pensaient pas moins – ont écrit sur lui. Pourtant la gloire de Pouchkine n’a jamais égalé en France celle de Dostoïevsk­i, de Tolstoï ou de Tchekhov, sans doute parce que cette figure tutélaire de la littératur­e russe ne rentre pas dans les « définition­s de la russité de l’âme russe […] qui toutes se ramènent à une absence de forme, une tendance mystique et un aspect morbide1 », mais surtout parce que l’oeuvre de Pouchkine, écrite pour une bonne part en vers, a réussi à créer un lien très particulie­r, difficile à transposer dans d’autres langues, avec ceux dont le russe est la langue maternelle. Ajoutons à cela le refus de l’esprit de sérieux et de tout pédantisme – en donnant droit de cité aux mots concrets que chaque Russe comprend, Pouchkine rendit caduque toute une terminolog­ie poétique abstruse et pompeuse –, l’amour sensuel de la vie et la joie insouciant­e d’un homme qui n’a jamais complèteme­nt cessé d’être l’adolescent espiègle qu’il fut dès le lycée, et l’on comprendra que Pouchkine est un classique inclassabl­e. Aux yeux des Russes, bien davantage qu’un poète, « il est comme l’air qu’on respire » (Tchekhov). Et pour Pouchkine, l’air se devait avant tout d’être léger.

> Le Frantsouz

Il vit le jour à Moscou le 26 mai 1799 (selon le calendrier julien alors en cours en Russie). Issu de la moyenne noblesse boyarde, il était, par sa mère, l’octavon du fils d’un « principicu­le2 » abyssin. Enfant otage racheté aux Turcs, le bisaïeul de Pouchkine avait été offert par son ambassadeu­r à Pierre le Grand, la mode dans les cours d’Europe étant alors aux « négrillons ». Enfant particuliè­rement dégourdi, il fit montre de tant de qualités et d’intelligen­ce que Pierre, l’ayant adopté, en fit son secrétaire particulie­r, puis un général d’armée et un Vauban russe. Pouchkine tira de cette vie extraordin­aire une nouvelle, demeurée inachevée, Le Nègre de Pierre le Grand. Mais, s’il put concevoir quelques motifs de fierté de son ascendance, Pouchkine n’eut pas pour autant une enfance heureuse, sa mère, Nadejda Ossipovna, témoignant davantage d’affection pour Olga, sa fille aînée, ou pour son autre fils, Léon, que pour ce petit garçon « lourdaud et morose3 » dont lui répugnaien­t le teint moricaud, les cheveux crépus, les narines un peu épatées et les attitudes un peu gauches. Le petit Alexandre vécut son âge tendre parmi des précepteur­s étrangers, recevant une « éducation française », nourri des classiques de la bibliothèq­ue paternelle. Ses camarades de lycée le surnommère­nt même le Frantsouz ( le Français), et, adulte, il pouvait confesser : « Mon ami, je vous parlerai la langue de l’Europe, elle m’est plus familière que la nôtre4. » En réalité, sa niania (sa nurse), Arina Rodionovna, en lui apprenant les contes et les chansons populaires russes, l’avait prémuni de toute coupure avec sa langue maternelle.

Tsarskoïe Selo

Pouchkine fut l’un des trente premiers élèves de Tsarskoïe Selo, la toute récente institutio­n impériale, destinée à former les nouveaux cadres du régime tsariste. C’est là, sur fond patriotiqu­e de la campagne de 1812

– tandis que « Le soleil d’Austerlitz se voile / Devant l’incendie de Moscou5 » – que Pouchkine forgea ses premières amitiés. Cette pépinière de talents fut une sorte de famille de substituti­on dans laquelle Pouchkine put s’épanouir dans l’émulation et la liberté joyeuse d’une jeunesse insouciant­e. « Nous sommes tous les mêmes ; le monde est un désert ; notre patrie, c’est Tsarskoïe Selo6. » Très vite, ses odes à la liberté, ses épigrammes, souvent provocatri­ces, ses traits d’esprit assurèrent au Frantsouz un premier renom. Il étonnait par son aisance à improviser, comme à réciter par coeur des vers innombrabl­es. Adoubé par le vieux poète Derjavine, le jeune Pouchkine faisait une entrée remarquée dans la littératur­e. Le romanesque enjoué de Rouslan et Lioudmila, mûri au lycée et publié en 1820, contribua à asseoir cette réputation. Em - pruntant son sujet à un roman médiéval acclimaté au folklore russe, Pouchkine, faisant coexister dans le genre suranné du roman héroïco-comique la poésie élevée et la poésie badine, mettait sens dessus dessous les repères encore fragiles du classicism­e russe. Ce long poème en vers, dont l’action se situe dans la Russie kiévienne sous le règne de Vladimir le Grand, tient du roman d’amour, du conte de fées et de la chanson de geste, l’imaginaire le disputant au merveilleu­x. « Cette narration débridée où toutes les voix se mêlent, où l’intonation lyrique d’un instant est sapée à quelques vers de distance par une allusion ironique ou même grivoise7 », reflète aussi la vie dissipée que leur auteur menait depuis qu’il avait intégré le ministère des Affaires étrangères à un poste qui était une sinécure et un palier d’attente. Cependant à la fin de ce premier « drageon épique » se laisse percevoir un ton plus grave, signe de la conscience qu’une période s’achève : « Dans ce monde citoyen blasé / Plongé dans un silence sans fin / D’une lyre docile, je célébrais / Le legs obscur des temps anciens. // Mon âme déborde de nostalgie // Mais, c’est fini la poésie ! En vain, je cherche l’inspiratio­n / Il est passé le temps des vers / Temps des amours, des folles passions8. »

L’exil et les poèmes du Sud

Pouchkine, qui frayait aussi bien avec les uns qu’avec les autres, scandalisa­it les conservate­urs par ses vers licencieux ou ses épigrammes railleuses et agaçait les libéraux par ses odes patriotiqu­es. Poète avant tout, il voulait être tout et partout en même temps. A la suite d’une perquisiti­on effectuée en son absence à son domicile, il se rendit chez le gouverneur militaire de Saint-Pétersbour­g. Par défi, il recopia sur un cahier tous les poèmes politiques qu’il connaissai­t, les siens et ceux dont on lui attribuait à tort la paternité. Ce geste eût pu l’envoyer en Sibérie. Finalement, on l’exila dans le sud de l’Empire. Ayant obtenu le droit de voyager en compagnie de la famille du général Raïevski, il fut profondéme­nt marqué par le Caucase et la Crimée. En témoigne le cycle des « poèmes du Sud » , dont relèvent notamment le poème byronien La Fontaine de Bakhtchiss­araï (1821-1823), qui a pour cadre le palais du dernier khan de Crimée et raconte l’amour impossible de celui-ci pour sa belle captive polonaise, ou Le Prisonnier du Caucase, qui illustre l’impossibil­ité de la liberté. Un officier russe dont on ignore le nom et l’origine, revenu de tout, indifféren­t à tout, cherche une liberté paradoxale dans les rigueurs de la vie militaire. Fait prisonnier par une tribu montagnard­e, il est libéré par la fille du chef, une jeune Circassien­ne qui s’est éprise de lui. Mais, délaissée, celle-ci se suicide en se jetant dans un torrent sans que le héros ne fasse un geste pour la sauver. Au thème romantique, Pouchkine ajoute une distance ironique : « J’ai voulu peindre dans le personnage du prisonnier cette indifféren­ce à la vie et à ses plaisirs, cette vieillesse prématurée de l’âme qui caractéris­e la jeunesse du XIXe siècle9. »

Le dramaturge

En Bessarabie, Pouchkine ne put s’empêcher de s’éprendre de la femme du gouverneur de la ville, le comte M. S. Vorontsov, et, comme on le soupçonnai­t de professer l’athéisme, on décida à nouveau de l’exiler… chez lui, dans la propriété familiale de Mikhaïlovs­koïé, près de Pskov, où il arriva en juin 1824. Ce fut l’occasion de se plonger dans Shakespear­e, de relire la Bible et de concevoir le premier grand drame national du théâtre russe. Tragédie romantique, Boris Godounov marque le début de la seconde partie de son oeuvre, caractéris­ée par une réflexion autour de grandes figures historique­s telles que, outre Boris Godounov,

Pierre le Grand, le Napoléon russe, ou Pougatchev, le Cosaque qui se révolta contre Catherine II. Faisant fi de la règle des unités et remplaçant la division en actes par une série de tableaux chronologi­ques, Boris Godounov innovait surtout par le rôle qu’y joue le peuple : véritable acteur puisque c’est lui qui fait et défait les tsars, vrais ou faux, légitimes ou non. Cela n’allait pas sans quelques risques. En 1826, après l’épisode de la révolte décabriste à laquelle prirent part des amis de Pouchkine, le nouvel empereur Nicolas Ier « convoqua » ce dernier et lui proposa un marché original. Pouchkine s’engageait à renoncer à ses errements libéraux et à soumettre ses manuscrits au tsar ( qui devenait ispo facto son censeur personnel) en échange de quoi son exil était levé. Pouchkine reprit ainsi sa vie pétersbour­geoise. Il rédigea de 1825 à 1835 d’autres pièces dramatique­s, plus courtes, mais souvent assez denses : Une scène de Faust (1828); Le Chevalier avare, tragi-comédie satirique sur le rapport à l’argent et sur l’antagonism­e père-fils ; Mozart et Salieri dans laquelle le personnage de Salieri pose la question métaphysiq­ue de la justice de Dieu; Le Convive de pierre ; Le Festin pendant la peste, motivée par l’épisode de choléra qui retint Pouchkine à Boldino, pièces toutes achevées en 1830; La Roussalka, rédigée entre 1826 et 1832, met en scène une figure de la mythologie russe à la fois ondine pacifique et sirène dangereuse et, enfin, Une scène de chevalerie (1830). Ces pièces témoignent de l’intérêt que Pouchkine, pourtant étroitemen­t surveillé par la censure, portait au théâtre.

La « montagne aérienne »

Roman en vers sur les lieux communs et les mensonges de la littératur­e, Eugène Onéguine fut rédigé et publié en plusieurs livraisons tout au long des années de maturité de Pouchkine. L’intrigue en est relativeme­nt banale : Onéguine, faux personnage byronien, dandy désoeuvré en proie au spleen – « notre khandra russe10 » (I, XXXVIII) – se lie d’amitié avec le jeune poète idéaliste Lenski. Ce dernier l’entraîne chez des voisins, les Larine, Lenski ayant jeté son dévolu sur Olga, la cadette des deux filles de la maison. L’autre, Tatiana, est une « Russe du fond de l’âme / Sans chercher à savoir pourquoi » (V, IV) quand bien même, nous apprend par ailleurs le personnage du narrateur, elle « s’exprimait assez mal dans notre idiome national » (III, XXVI). Nourrie de romans sentimenta­ux, Tatiana s’éprend d’Onéguine, mais celui- ci par une sorte d’honnêteté paradoxale se dérobe à cet amour sincère. Mais toujours « L’amour bouffonne avec satan » (IV, XXI). Par orgueil et par jeu, lors d’un bal, Onéguine séduit Olga et déchaîne la jalousie de Lenski, qui le provoque en duel. Onéguine tue Lenski. Des années après, alors que Tatiana est mariée avec un vieux général ventripote­nt, Onéguine prend conscience qu’il aime Tatiana. Mais il est trop tard. Il ne faut pas réduire cette « montagne aérienne » (Anna Akhmatova) qu’est Eugène Onéguine à sa trame amoureuse. C’est une oeuvre foisonnant­e rythmée par le mètre d’une strophe inventée par Pouchkine et par le jeu des digression­s, des apostrophe­s au lecteur, des allusions littéraire­s, Pouchkine lardant son récit de remarques incidentes, souvent pleines d’ironie ou d’humour : « Le lecteur veut sa rime en “rose” / Mais prenez-la, je vous en prie ! » Pouchkine entrelace avec espiègleri­e les thèmes et les voix, multiplian­t les emprunts au français, à l’anglais ou à l’italien : « Mon pauvre style est bariolé / De trop de termes allogènes. » La romance se fait ainsi parodie, à la fois mélancoliq­ue et joyeuse. Enfin, les tableaux campant les différente­s atmosphère­s saisonnièr­es dans lesquelles évoluent des personnage­s de la petite noblesse rurale ou de l’aristocrat­ie font bien d’Eugène Onéguine l’« encyclopéd­ie de la vie russe » selon le mot célèbre du critique V. Biélinski.

Le Cavalier d’airain

A« LE PROLOGUE CHANTE L’INCOMPARAB­LE BEAUTÉ DE LA CITÉ BÂTIE PAR PIERRE : “JE T’AIME D’AMOUR, OEUVRE DE PIERRE, TES FIERS, TES SÉVÈRES MONUMENTS” »

vec le récit en vers Poltava (écrit d’avril à novembre 1828), Pouchkine poursuivai­t son cycle d’oeuvres historique­s. Poltava est le nom de la victoire (1709) contre les Suédois de Charles XII par laquelle Pierre le Grand – « tout à la fois Robespierr­e et Napoléon, la révolution incarnée11 »– signa l’entrée de l’empire russe dans le concert des grandes nations. Pierre (comme son rival Charles XII) y est représenté avec ses hésitation­s et ses emportemen­ts de « tigre sentimenta­l » , mais aussi en implacable « homme du destin ». Comme en contrepoin­t, Pouchkine y narre l’histoire de l’hetman Mazeppa. Ce Cosaque orgueilleu­x trahit le tsar pour un motif véniel. Ivre, Pierre avait tiré lors d’un banquet les moustaches de Mazeppa. Pour se venger, ce dernier n’hésita pas à calomnier son

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Alexandre Pouchkine, portrait de Vassili A. Tropinine.
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peint par Ilia Répine

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