L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN
Voilà plus de quinze ans que l’académicien a pris racine au coeur des Alpes, dans un grand chalet à son image. Un refuge de montagne où l’auteur du Tour du monde du roi Zibeline peut cultiver à loisir son goût de l’effort, de la solitude et des grands esp
Nom de Zeus! Celle-là, il ne l’avait pas vue venir. Parti une dizaine de jours à Madagascar, cadre de son nouveau roman, pour quelques ultimes repérages, JeanChristophe Rufin est rentré dans une Haute-Savoie encore secouée par la tempête qui a abattu quelques arbres et recouvert la région d’un épais manteau neigeux. « Il va falloir passer la fraise ! » s’exclame l’écrivain en veste de ski bleu électrique, avant de commencer à dégager la voie qui grimpe jusqu’à son chalet, perché sur les hauteurs de SaintNicolas-de-Véroce.
L’auteur du Grand Coeur, natif de Bourges, a découvert la région à 18 ans grâce à une amie qui lui a transmis les plaisirs de la randonnée et de l’alpinisme. Des années durant, il a logé ici et là, maisons de location ou demeures de copains. Jusqu’à ce qu’il tombe sous le charme de ce corps de ferme du XVIIIe siècle, déplacé planche par planche dans les années 1980, du village jusque sur un flanc de montagne, à plus de 1400 mètres d’altitude. « Je l’ai racheté il y a quinze ans, explique le maître des lieux. Mon père était mort, je venais de recevoir le Goncourt pour Rouge Brésil, j’avais envie d’un pied-àterre à l’écart du monde. Au début, ce
n’était que pour les vacances, mais maintenant j’y passe une grande partie de l’année. Ici, les montagnards sont solidaires et discrets. On s’entraide, mais on règle aussi les choses entre soi. » Il salue avec chaleur les voisins qui passent, dans leurs voitures aux solides pneus neige. « J’essaye juste d’éviter les périodes scolaires : il y a toujours un touriste planté au milieu de la route sans ses chaînes! »
Une fois le passage dégagé (et après avoir fait tinter la cloche de l’entrée), on pénètre dans cette grande bâtisse grise, au vestibule encombré de bottes, de skis de fond et de matériel sportif – on comprend sans mal pourquoi l’écrivain de 64 ans affiche une santé enviée par ses collègues de l’Académie française. Un couloir à droite mène à la (très utile) chaufferie, mais c’est en face que se trouve la pièce principale, dominée par une imposante borne, cette haute cheminée destinée à fumer la viande à froid. On n’y trouve plus de jambon aujourd’hui, mais un élégant poêle norvégien, près duquel Jean- Christophe Rufin aime lire dans son canapé. Sur la table basse est disposé un carrom, sorte de billard indien, tandis qu’au mur trône un paysage montagneux. « Je ne m’en vante pas habituellement, mais c’est une toile que j’ai peinte, glisse l’auteur de L’Abyssin. Vous en verrez quelques autres dans la maison, notamment un portrait de Hailé Sélassié… »
Trouver l’effigie du Négus dans ce coin isolé des Alpes pourrait surprendre, mais il est en réalité à l’image de la demeure, qui conjugue un décor rustique – panneaux de bois et carrelage de grès – avec une décoration des plus exotiques : deux statuettes héritées de son père, un masque sénégalais, des sagaies malgaches des années 1930, des mandalas, une chalemie tibétaine… Autant de témoins du caractère voyageur de l’ancien ambassadeur, pas encore rassasié de nouveaux horizons. Il vient d’ailleurs de passer une petite partie de l’hiver à Oman, dans la péninsule Arabique, pour y pratiquer l’escalade – un épais guide de voyage est encore posé sur la table du salon, à côté d’un jeu d’échecs.
Les photos accrochées aux murs font, cela dit, davantage couleur locale : en noir et blanc, elles célèbrent les grands alpinistes et la beauté des cimes. Il faut dire que les alpages sont à portée de main. On les contemple depuis une petite terrasse dégagée, face à l’impressionnante aiguille de Bionnassay, qui s’élance à plus de 4000 mètres. En été, il doit y faire bon prendre l’apéro. Aujourd’hui, la table et les chaises disparaissent sous la neige et le sommet se perd dans le brouillard. « C’est une vue que j’aime beaucoup d’ordinaire, explique Rufin, tout en trempant un morceau de reblochon dans son café. Juste derrière, il y a le refuge du Goûter, une étape dans l’ascension du mont Blanc. La nuit, on distingue les maigres lumières de ceux qui se lancent sur l’arête. » Les amateurs de montagne pourront s’en faire une idée en allant consulter une petite pépite sur Internet : Un mont Blanc en quête d’auteur, minidocumentaire d’une vingtaine de minutes qui montre Jean-Christophe Rufin, Sylvain Tesson et Ludovic Escande, leur éditeur chez Gallimard, partir à l’assaut du géant alpin. Le tout devant la caméra de Christophe Raylat, directeur des éditions Guérin voisines. On devine dans ce film que le refuge de Rufin, c’est aussi celui des copains. Ils sont quelques-uns à le rejoindre dans son nid d’aigle, amateurs de grand air ou de bonne chère. Quand il n’est pas en Centrafrique ou en Mongolie, Tesson par exemple aime à venir grimper avec lui dans les aiguilles Rouges – son baudrier est d’ailleurs encore là, dans l’entrée. D’autres y ont laissé des livres, réunis dans une biblio-
thèque du salon où trône un ouvrage intitulé Le Bonheur en marche. Aucun sous-entendu politique là-dedans, mais une collection d’ouvrages sur l’aventure et le voyage, signés Frison-Roche, Kessel, mais aussi Krakauer ou Potard.
Pour trouver les romans du propriétaire, il faut grimper à l’étage. Ils sont là, sous une tête de chamois empaillée, garnissant deux bibliothèques dans une vingtaine de langues différentes. « Regardez cette photo sur l’étagère, c’est Clemenceau, l’idole de la famille. Forcément, il était médecin… » s’amuse le neurologue de formation, avant d’ouvrir une grande armoire remplie de cartons, siglés au marqueur : La Salamandre, Les Causes perdues, Sauver Ispahan… « C’est là que je conserve tous mes manuscrits, hormis celui de Rouge Brésil que j’ai confié à la BNF. Mais n’y touchez pas trop, je suis obligé d’y mettre de la mort-aux-rats pour éloigner les souris ! » Encore un effort et une échelle étroite pour accéder au bureau de l’écrivain, situé en mezzanine, sous les combles de la bâtisse. C’est ici qu’il écrit, à la main, généralement d’un seul jet. « Je n’ai pas de discipline particulière, mais j’y pense beaucoup avant et j’établis des plans. Ensuite, tout peut aller très vite, en quelques semaines seulement. » Autour de lui, des photos de famille, une collection de vieux appareils photo Foca, ainsi que les médailles militaires de son grand-père, « résistant et qui a fait les deux guerres ». Il y a là aussi Le Grand Robert de la langue française en six volumes offerts après le prix Goncourt. « J’ai encadré le chèque, comme tout le monde, mais je n’arrive plus à remettre la main dessus ! »
Faux ermite, tendance hyperactif, ce grand bonhomme de 1,87 m a ces derniers mois relancé la prestigieuse collection « Terre Humaine » chez Plon et accepté l’animation d’une émission hebdomadaire sur France Culture. Il vient aussi de signer la préface de l’édition du manuscrit du Tour du monde en quatrevingts jours, aux éditions des SaintsPères. Hasard ou pas, il est justement question de tour du monde dans son nouveau roman, celui de l’étrange roi Zibeline. Son nom ne vous dit rien? L’homme, de son vrai nom Maurice Beniowski, est pourtant une figure historique dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, qui s’en disputent la possession. En Pologne notamment, où Rufin en a entendu parler pour la première fois grâce à l’éditrice Vera Michalski. « J’ai tout de suite été passionné par le destin de cet aventurier, explorateur exilé au fin fond de la Sibérie avant de voguer sur tous les océans du monde et de devenir roi de Madagascar. Et cela faisait vingt ans que j’avais envie de raconter son histoire dans un livre. Beniowski luimême avait écrit ses Mémoires, parus en 1791. Il me fallait donc trouver un artifice romanesque, qui évite d’en faire un énième récit historique. Et c’est Benjamin Franklin qui me l’a fourni. »
Imaginant la rencontre entre le père fondateur des Etats-Unis, ancien ambassadeur à Paris, et le fameux Beniowski et sa compagne, la belle Aphanasie, Rufin retrace alors à la mode des Mille et Une Nuits l’épopée singulière de ce jeune noble au charme magnétique et au destin hors du commun. Une aventure enthousiasmante, quelque part entre Barry Lyndon et Paul et Virginie, dans un siècle des Lumières où les civilisations se rencontrent sans encore se haïr. « L’entreprise coloniale commençait seulement, l’Amérique venait de déclarer son indépendance, il y avait encore un rêve de liberté. La régression sera considérable au XIXe siècle. »
Le roman n’a pas encore paru que Jean-Christophe Rufin a déjà la tête à la suite, a priori une petite série de polars mettant en scène un consul de France paresseux. Il envisage aussi de reprendre l’exercice de la médecine, après un premier essai au Burundi il y a quelques années. Mais dans l’immédiat, JeanChristophe Rufin s’apprête à redescendre dans la vallée pour pratiquer son nouveau sport de prédilection : le tir au pistolet. « J’y vais tous les week-ends, cela me détend! » précise-t-il, avant d’exhiber deux pistolets modernes et de montrer une cible à l’autre bout du salon, criblée d’impacts de plombs. « Je vais vous raccompagner à la gare de SaintGervais. Ah tiens ! il a recommencé à neiger. Avant que vous ne partiez, il va falloir repasser la fraise ! »
Julien Bisson Photos : C. LionelDupont/Divergence
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