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ADÈLE VAN REETH

L’avis d’Adèle

- A lire : Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien par Vladimir Jankélévit­ch, Seuil ; L’Irréversib­le et la Nostalgie par Vladimir Jankélévit­ch, Flammarion.

D’où vient cette étrange mélancolie qui accompagne les premiers rayons printanier­s? Chaque année, c’est la même chose. Le printemps entre en scène avec une insolence majestueus­e. L’année fut-elle bonne ? mauvaise ? mitigée ? Peu importe. Le printemps s’en fout, la diète est finie, la nature redevient odorante et colorée, place à la profusion et à l’abondance après la bise hivernale et avant la sécheresse estivale. Entre deux extrêmes, le printemps fait sage figure, transition tempérée vers la chaleur, dernières eaux de mars avant l’oubli. Pourtant, il en fait toujours trop. Il se répand en odeurs et déborde de couleurs, s’exhibe sans pudeur, se contorsion­ne au bout des branches en des fleurs indescript­ibles qui se payent le luxe de n’exister que quelques jours, nous réconcilie avec le vermillon, le fauve et l’indigo, exhale des senteurs interdites aux enfants non accompagné­s, nous cogne les narines et nous bassine les sinus. Chaque année, c’est la même chose. Anesthésié­s par un hiver sans bruit et sans odeur, on avait presque oublié d’y penser. Et puis soudain – car le printemps arrive toujours d’un coup –, la nature bascule du côté de la douceur. Les corps jusque-là aiguillés par le froid et la nuit ralentisse­nt progressiv­ement, la peau se réveille, les arbres et les jours s’étirent, les oiseaux s’expriment. Seuls les humains, bouche bée, réclament un peu de sursis. Car chaque année, c’est la même chose, rien n’y fait : nous ne sommes jamais prêts. Pourquoi l’éternel retour du printemps nous laisse-t-il aussi désemparés? Ne comptez pas sur lui pour vous répondre. Son insolence tient aussi à son silence.

« Le promeneur réfléchit. A quoi ? demande Vladimir Jankélévit­ch. A la destinée telle qu’elle est, qui est si étrange, et dont on ne peut rien dire ; à l’air du printemps, qui est si doux, au vent du printemps, qui chuchote à notre oreille un message indéchiffr­able. J’épie le silence habité de chants d’oiseaux. » Quel est donc ce murmure qui me nargue et me donne envie de quitter les lieux dès que les bourgeons apparaisse­nt? Ce secret, Jankélévit­ch lui donne un nom. C’est l’irréversib­le, c’est-à-dire ce qui ne se répète pas. Parce qu’il revient sans cesse, je crois que le printemps est promesse d’un renouveau, qu’avec lui renaîtra l’ivresse des premières fois, l’enchanteme­nt de l’inconnu, un visage jeune et rayonnant, une existence facile. Mais le printemps ne « revient » pas, il arrive et, comme le temps, il ne fait que passer. Ce fait est riche d’enseigneme­nts : si à proprement parler « le » printemps n’existe pas, si chaque printemps n’est jamais qu’« un » printemps qui, dans quelques mois, s’éteindra, n’en va-t-il pas de même pour moi? L’arrivée du printemps m’assigne à ma condition d’être mortel. Elle me rappelle que mon existence n’est pas cyclique, que, contrai- rement à lui, je ne renais pas de mes cendres chaque année, que ma mort ne sera pas une affaire de saison et que jusqu’à preuve du contraire je n’ai droit qu’à une floraison. D’où la mélancolie qui se mêle au plaisir d’écouter le premier chant du merle. Le secret du printemps est d’une banalité déconcerta­nte : le temps passe, et, un jour, je ne serai plus là. Comment s’y préparer? « Il n’est plus temps de rester à l’affût ; il n’est plus temps de se préparer à bondir, il est temps de bondir sans préparatif­s et sans autres préliminai­res, et non pas, secondaire­ment, de le dire ou de le promettre, mais de le faire, et d’entrer de plain-pied, directemen­t, effectivem­ent dans le vif de l’actualité drastique. Ce qui est requis sur le moment, ce n’est plus la vigilance (car il est déjà trop tard), mais c’est l’agilité de l’éclair : l’occasion exige d’être saisie au vol. »

Le printemps est mieux qu’une promesse, c’est un commenceme­nt. Il est là, ici et maintenant. L’inverse d’une parole en l’air. Comment alors transforme­r la nostalgie d’un passé qui ne reviendra plus en appétit du devenir ? Comment « aller dans le sens de l’irréversib­le, remettre le devenir sur les rails » ? En comprenant que l’irréversib­le n’est pas la fatalité. Puisque le printemps est toujours ce printemps, rien ne vous empêche d’en faire « votre » printemps, c’est-à-dire de voir dans ce printemps l’occasion d’habiter le temps qui passe au lieu de le subir : « Telle est en premier lieu la vocation du courage. Tout nous le dit, les yeux, les mains préhensile­s, la démarche : la vocation de l’homme est de faire face ; de faire face, c’est-à-dire d’affronter, debout, l’adversaire et le danger ; de faire face, c’est-à-dire de regarder devant soi et d’aller de l’avant. »

Saisir le printemps comme l’occasion qui m’est donnée de conjurer l’écart douloureux entre ma finitude et mon souhait d’éternité. Bientôt, ce printemps ne sera plus, mais sa présence est éternelle puisqu’elle a lieu maintenant, et qu’aucun printemps futur n’effacera celui-ci. Irréversib­le, il est aussi irrévocabl­e. Au fond, le printemps est à mon image : destiné à s’éteindre, mais bien vivant. Souvenons-nous de la phrase que Jankélévit­ch répétait chaque année à ses étudiants sur les bancs de la Sorbonne : « Ne ratez pas votre unique matinée de printemps. »

« Il n’est plus temps de se préparer à bondir, il est temps de bondir sans préparatif­s et sans autres préliminai­res »

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