« COLETTE était quelqu’un de très paradoxal »
Dans son essai Colette et les Siennes, Dominique Bona évoque la vie de la subversive auteure de Sido à travers les femmes qu’elle a côtoyées, à Paris, lors de la Première Guerre > mondiale. L’occasion de discuter avec l’académicienne des influences et des
L a chatte est, par essence, un animal insaisissable, et ça n’est pas un hasard si Colette l’a choisie comme totem. De son vrai nom Sidonie Gabrielle Colette (1873-1954), la native de Saint-Sauveur-en-Puisaye est souvent considérée comme le symbole d’une femme de lettres libre, affranchie des conventions, aussi bien dans sa vie privée (et ses multiples amours, de tous les genres) que dans ses ouvrages ( La Vagabonde, Le Blé en herbe, Chéri, Sido…). Après avoir écrit (entre autres) sur Berthe Morisot ou Clara Malraux, Dominique Bona – de l’Académie française – raconte aujourd’hui la vie de cette écrivaine en se focalisant sur les femmes qu’elle fréquentait, dans le Paris déserté de 1914 (la star du cinéma muet Musidora, la mondaine Annie de Pène, la comédienne Marguerite Moreno…). Il convenait dès lors d’interroger notre « immortelle » sur les sources de cette oeuvre, sa singularité et sa vision pas toujours correcte de la féminité et des rapports hommes-femmes…
Quelles femmes de lettres ont été des modèles pour Colette?
Dominique Bona. A mon avis, ce sont plutôt ses contemporaines, comme l’Américaine Natalie Barney ou Elisabeth de Gramont. Colette a admiré leur plume et a pu dialoguer avec elles. Sa confrontation, aussi, avec Anna de Noailles a beaucoup compté. Toutes deux étaient toujours entre amitié sincère et rivalité. Colette lui succéda, d’ailleurs, à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Toutes ces femmes s’apportaient quelque chose les unes aux autres, une forme d’énergie collective peut- être. Toutefois, la plus grande lecture de Colette n’était pas féminine…
Quelle était donc cette lecture essentielle?
Elle avait une passion pour Honoré de Balzac. Son père avait, à la maison, les oeuvres complètes de l’auteur du Père Goriot. C’est grâce à tous ces ouvrages que, très jeune, elle a assimilé toutes les subtilités de la langue française. Elle doit également beaucoup à son cher Willy [son très libertaire premier mari, NDLR], qui l’a poussée à écrire, mettait son nez dans sa prose, lui faisait gommer ses adjectifs superflus…
Dans l’histoire littéraire, de quelles auteures rapprocheriez-vous Colette, aussi bien pour les thèmes qu’elle aborde que pour sa manière d’envisager la littérature?
Pour moi, Colette me semble très proche de quelqu’un comme Marguerite de Navarre, soeur de François 1er, dont on oublie souvent qu’elle est l’une des premières romancières françaises ! Redécouvrez les histoires de L’Heptaméron, qui est probablement l’un des premiers romans d’amour sous forme de contes, avec les personnages qui prennent la parole les uns à la suite des autres. La parenté peut bien sûr étonner, mais Marguerite de Navarre est une pure conteuse d’histoires, exactement comme Colette. Elles ne sont pas dans la théorie, elles sont vivantes, concrètes et fuient toute abstraction. Dans cette filiation strictement féminine, on pourrait également parler, mais de manière plus lointaine, de Christine de Pisan. Du point de vue de l’écriture, le style de Mme de La Fayette, avec son travail très cristallin de la plume, me paraît plus éloigné. On aurait aussi tendance à associer, par réflexe ou pour une certaine imagerie, Colette et George Sand. Or, l’écriture de cette dernière me semble bien plus « musclée », « athlétique », alors que sa pseudo-descendante a une prose plus parfumée et vagabonde. Au fond, il y a quelque chose de très stendhalien chez Colette…
Comment caractériseriez-vous alors son style?
Très sensible et très sensuel. C’est ça, sa signature. Colette apporte de la chair aux mots et décrit le quotidien en faisant appel à tous les sens – aussi bien pour évoquer la vie à la maison qu’une balade dans les jardins ou un moment anodin pendant les vacances. Avec elle, on est toujours au coeur de la vie.
Et qualifieriez- vous cette écriture de « féminine » ?
Certainement pas ! Comme vous le savez peut- être, j’ai écrit sur Berthe Morisot, et on a souvent montré son travail non pas dans des expositions de peintres impressionnistes, mais de peintres
femmes – avec des artistes comme Eva Gonzalès… Elle me semble un peintre autant qu’une peintre ! C’est la même chose en littérature. Ainsi, Colette est donc un romancier comme elle est une femme romancière. C’est pourquoi Henry de Montherlant, qu’on peut difficilement taxer de féministe, parlait de Colette comme du « plus grand écrivain français naturel ».
On parle souvent de Colette comme d’une femme sulfureuse, scandaleuse. Mais comment ses contemporains jugeaientils effectivement ses livres?
Longtemps, les Claudine ont été signés Willy, puis Colette et Willy et, enfin Colette seule. C’est vraiment avec La Vagabonde qu’elle a imposé son nom, en 1910. D’ailleurs, il faut savoir qu’elle a même obtenu quelques voix au Goncourt ! Elle est même citée avec Anna de Noailles – on y revient – pour rentrer à l’Académie française ! Contrairement à ce que l’on imagine, elle n’a rien d’un écrivain maudit, et sa renommée a été au fond assez rapide. Ce qui n’empêche pas, par ailleurs, qu’elle a très tôt été quelqu’un de subversif. Au début du siècle, Colette danse dans des cabarets, joue en petite tenue dans des spectacles, etc. Les gens l’attaquent quand elle rentre au Matin et la traitent de « romanichelle », car elle a interprété une Rom sur scène… Elle jetait un défi à la société bourgeoise de son époque!
Est-elle représentative des femmes vivant à Paris durant la Première Guerre mondiale, que vous décrivez dans Colette et les Siennes?
A ce moment, les femmes ne sont pas encore considérées comme citoyennes, et la plupart d’entre elles sont limitées au foyer. Le conflit les a obligées à prendre des responsabilités. Il y avait bien quelques hommes dans la capitale, mais ils étaient trop jeunes ou trop vieux pour partir sur le front. En 1918, toutes ces femmes qui, de fait, avaient connu une certaine émancipation, ont eu du mal à voir revenir les contingents masculins – d’autant que nombre de survivants étaient blessés ou traumatisés. Il faut aussi replacer la vie et les travaux de Colette dans ce contexte très précis où les femmes ont découvert et acquis un nouveau statut.
Pour autant, doit- on parler de Colette – aussi bien dans sa vie que dans son oeuvre – comme d’une féministe?
Loin de là ! Elle tenait des mots terribles sur les suffragettes! Elle disait notamment qu’il fallait leur donner soit le fouet, soit le harem. Au fond, Colette était quelqu’un de très paradoxal. D’un côté, on tient une personnalité profondément libre, très décomplexée – à l’image de sa sexualité, puisqu’elle a aussi bien aimé des hommes que des femmes. De l’autre, elle n’a rien d’une militante de la cause féministe. C’est quelqu’un qui, en fin de compte, ne pense qu’à vénérer le « maître de tout » . Pour elle, l’amour, c’est le dévouement à l’autre, l’oubli de soi et le devoir de s’occuper du « Pacha » [le surnom d’un de ses grands amours, Henry de Jouvenel, NDLR]. Nous sommes très loin, comme vous le constatez, de Marguerite Duras [rires]… Sa liberté, affichée et revendiquée, s’entend avec des fantasmes de soumission. Chez elle – et dans ses livres –, rien n’est tout noir ou tout blanc. La vie est un grand mélange de couleurs. Et elle apporte, je crois, une lumière assez douce sur les relations hommes-femmes…
Quel était, de son vivant, le lectorat de Colette? Touchait-elle particulièrement un public féminin?
Les femmes ont accroché tout de suite. Plusieurs générations n’ont-elles pas été biberonnées aux différents tomes de Claudine? Elles trouvaient là un parfum d’interdit qui leur a immédiatement beaucoup plu. Le Pur et l’Impur, par exemple, a naturellement quelque chose d’un peu coquin. Mais les hommes ont aussi été séduits par sa prose ensorcelante, qui ont apprécié sa vision féminine de la vie. Voilà quelqu’un qui écrivait avec son âme, son corps. Et quand elle parle de l’amour, elle le fait avec un panache fou. Tous les sexes peuvent s’y retrouver.
Quelles sont les héritières directes de Colette?
Comme elle a tout osé – ou presque –, les écrivaines lui doivent beaucoup. Elle a montré qu’on pouvait être une femme issue d’un milieu populaire et imposer son nom. Tout cela en restant soi-même, authentique. Malgré leurs divergences, quelqu’un comme Simone de Beauvoir admirait Colette, même si elles ne se sont rencontrées que très tard, lorsque cette dernière était devenue une grosse vieille dame loin de sa splendeur d’antan. Il y a aussi quelque chose de Colette chez Françoise Sagan, lorsqu’elle écrit Bonjour tristesse, ou chez la Marguerite Duras des débuts. Ensuite, on a vu toute une lignée d’intellectuelles qui signaient des romans moins sensibles que cérébraux, très loin du Blé en herbe… Mais je ne raisonne pas en termes d’« écoles littéraires », et les influences, parfois, sont beaucoup plus insidieuses…
Enfin, contrairement à Colette, vous êtes entrée – en 2013 – à l’Académie française, où les femmes se comptent encore aujourd’hui sur les doigts de la main. Comment expliquez- vous cette sousreprésentation sous la Coupole?
Ah, certes, il a fallu du temps pour qu’une femme puisse enfin siéger – à savoir Marguerite Yourcenar, en 1980. Mais, bon, le pas a été franchi. Je vais peut-être me montrer incorrecte, mais je crois sincèrement qu’il appartient aux femmes de prendre leur destin en main. Les règles de l’Académie imposent de devoir poser sa candidature. Or, pour une raison ou une autre, il y a encore aujourd’hui très très peu de postulantes, alors qu’on compte en France nombre de femmes de lettres de talent. Je regrette que Colette n’ait jamais intégré cette institution. Allez savoir, peut- être qu’avec elle les choses auraient changé…
Propos recueillis par Baptiste Liger