Sur un air DE ROMANCE
Ce sont les femmes qui majoritairement lisent des romans, affirment les enquêtes sur l’évolution de la lecture en France. Mais que choisissent-elles en priorité, et quel sens donner au roman populaire?
N e dites plus « roman rose », mais « romance », en accentuant le n pour signifier un petit air anglosaxon de bon aloi. Une technique habile permettant de passer un joli coup de polish sur les fictions dont Barbara Cartland – dès les années 1920 – puis les éditions Harlequin sont les emblèmes vintage. Si le temps des amours entre l’hôtesse de l’air et le pilote de ligne, l’infirmière et le chef de clinique, la secrétaire et son directeur est loin de s’achever, les 723 romans de la dame en rose et les collections « Azur » , « Blanche » , « Audace » , « Jade » , « Sagas » ou « Dynasties » affichent les rides de leurs lectrices. Ainsi a-t-on vu apparaître ces dernières années, à côté des collections mythiques d’un Harlequin pastel, les séries « Nocturne » avec vampires, « Sexy » et « Spicy » pour l’érotisme ou « Red Dress Ink » pour filles branchées. Mais, si le roman sentimental a pris des libertés en suivant l’évolution de la société, il reste campé sur son grand principe : une histoire d’amour qui finit bien.
DÉCOMPLEXER LES LECTRICES
Pour comprendre l’évolution de cette littérature créée par et pour les femmes, il faut la rembobiner. Tandis que le roman d’amour ronronnait gentiment avec des ouvrages en poche proposés chaque mois, essentiellement vendus dans les hyper et supermarchés ou par correspondance, une révolution se préparait. A la fin des années 1990 se dresse brusquement la pétulante Bridget Jones, face à l’héroïne sage et bien pensante. Bridget est une célibataire pas fière de l’être, un peu trop gourmande, alcoolique, maladroite, mais pétrie d’humour. Imaginée par Helen Fielding, bientôt interprétée au cinéma par Renée Zellweger, elle s’inspire librement de Jane Austen, tel un hommage traversant les siècles. Mais surtout, la petite boulotte gaffeuse décomplexe des générations de filles qui ne se reconnaissaient pas dans les modèles proposés par les fictions traditionnelles. Soudain, la taille 42, les envies de spaghettis vin rouge à trois heures du matin et les maladresses au bureau devant un beau gosse vont faire un bien fou. Bridget, c’est moi en pire ! disent les millions de lectrices dans le monde entier. A ses côtés, d’autres auteures ne tardent pas à bousculer les codes, créant ainsi le mouvement de la chick- lit avec en tête de file Lauren Weisberger ( Le diable s’habille en Prada, également adapté au cinéma), puis Candace Bushnell ( Sex and the City) ou Sophie Kinsella ( L’Accro du shopping).
« Bridget rêve aussi du prince charmant, mais elle a 30 ans, le droit de coucher, de boire, et c’est très nouveau dans ce monde policé du roman féminin sentimental, précise Carine Fannius, directrice éditoriale chez Univers Poche. Toutes ces auteures de la chick-lit, ne racontent pas seulement des histoires de sentiments, mais les placent dans un contexte social, permettant aussi, avec Le diable s’habille en Prada par exemple, de pénétrer dans un univers glamour et d’en connaître les règles. »
On est donc toujours face aux principes du conte de fées moderne avec roturière et prince charmant, mais saupoudrés d’humour et de vie quotidienne, jusqu’à l’incontournable happy end. Un détail qui compte : si les femmes se battent pour leur travail, elles ne sont pas ouvrières d’usine, mais naviguent dans le monde de l’édition ou de la mode, plus séduisant.
DE LA ROMANCE À LA « NEW ROMANCE »
Encore une nouvelle expression, récemment inventée par le marketing pour intriguer et rassurer en même temps, la « New Romance » est la sauce piment sur le roman. Du sexe, quoi ! Pas de porno, mais de l’érotisme comme dans Cinquante Nuances de Grey, avec des personnages plus torturés ou tortueux, adeptes de la fessée et des menottes. Autrefois, la narratrice était priée de s’arrêter au premier baiser fougueux ou juste devant la porte de la chambre à coucher. Désormais, d’autres gestes sont permis. Pas de quoi fouetter un chat, mais, soudain, ces aventures qu’on lisait en cachette s’affichent dans le métro ou sur la table du salon sans complexe grâce à des couvertures sobres, voire chic (une cravate pour Cinquante Nuances de Grey). Le frisson est officiel, mais c’est encore la femme qui est soumise au désir de l’homme. Après la trilogie signée E. L. James, la « New Romance » pour « New Adult » poursuit sa percée auprès d’un public âgé majoritairement de 18 à 30 ans, avec des auteures comme Anna Todd ( Before, After) ou Audrey Carlan ( Calendar Girl), Jane Devreaux ( Josh) ou Christina Lauren ( Beautiful Bastard). Cette libération des moeurs n’est qu’apparente. Pour preuve, la publicité des éditions Hugo, devenues spécialistes en
« BRIDGET RÊVE AUSSI DU PRINCE CHARMANT, MAIS ELLE A 30 ANS, LE DROIT DE COUCHER, DE BOIRE, ET C’EST TRÈS NOUVEAU DANS CE MONDE POLICÉ DU ROMAN FÉMININ SENTIMENTAL »
la matière : « Le célibataire que toutes les femmes convoitent. » Célibataire, donc mariable…
OSER LA « VRAIE » VIE
Après le rêve en rose et les frissons, une nouvelle tendance semble s’imposer dans le roman populaire féminin : le bonheur au quotidien. Mais un bonheur qu’il faut gagner, « permettant aux lectrices de s’identifier à ces romancières ancrées dans la réalité », comme l’explique Carine Fannius. Héritières de Françoise Bourdin ou Danielle Steel, elles s’appellent Agnès Martin-Lugand, Agnès Ledig, Aurélie Valognes, Virginie Grimaldi ou Raphaëlle Giordano. Elles ont moins de 40 ans et osent évoquer des sujets graves (le deuil, la maladie, les violences conjugales…), mais aussi la solidarité et la résilience. Les titres parlent d’eux- mêmes : Le parfum du bonheur est plus fort sous la pluie, Les gens heureux lisent et boivent du café, Juste avant le bonheur, Le Premier Jour du reste de ma vie, Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une… Ces fictions qui se vendent comme des petits pains (450000 exemplaires pour Agnès Ledig et Raphaëlle Giordano) décrivent les difficultés qu’on surmonte, donnent des recettes d’un bonheur qui se mérite. On y sent l’influence des livres de psychologie consacrés au bien-être personnel, à l’estime de soi, à la discipline positive, au yoga… tout pour reprendre confiance. Les auteures sont françaises, viennent pour certaines de l’autoédition et communiquent directement avec leurs lectrices.
C’est là que s’impose le travail haute couture du marketing et de la communication, avec clubs de fans, Facebook, tournées dans les salons du livre et les festivals. « Ces femmes nous ressemblent et elles incarnent leurs livres en montrant leur bienveillance » , précise Carine Fannius. « On peut entrer en contact avec elles, avoir des discussions et créer aussi des cercles de fans qui échangent sur leurs lectures », confirme Caroline Ast, directrice éditoriale chez Belfond.
LA PUISSANCE DES RÉSEAUX SOCIAUX
Ces nouveaux cercles sur Internet resserrent les liens, encouragent les lectrices à faire des notes de lecture, à communiquer sur leurs blogs, comme s’il s’agissait d’une bande de copines échangeant des recettes, et permettent des développements infinis. Chez Harlequin, on n’a pas attendu ces nouveaux phénomènes pour se rendre sur les réseaux sociaux. Marianne Zankel, responsable du marketing, précise que sur Facebook les 80 000 fans sont très actifs et que la maison propose des contenus exclusifs, des « blog tours ». Il fallait voir, au dernier salon du livre de Paris, la foule se précipiter sur le stand où signait Emily Blaine, la star française chez Harlequin. Cette jeune employée à la SNCF qui a déjà plus de 250000 livres vendus, cultive cette proximité avec ses lectrices, rappelant que c’est en répondant à un concours que sa carrière a commencé.
Les Guillaume Musso, Michel Bussi et Marc Levy qui trônent encore en tête des meilleures ventes ont de quoi s’inquiéter, car le raz-de-marée n’est pas près de se calmer. Christine Ferniot