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Pascal QUIGNARD

« Il y a beaucoup d’imposture à prétendre savoir ce qu’est la création! »

- Propos recueillis par Baptiste Liger Photos : Eric Garault/Pasco pour Lire

versé) attribué deux ans plus tard à ses Ombres errantes, premier tome de Dernier Royaume, saga sur la langue, le temps et la mort, mêlant la fable philosophi­que, le récit, l’essai, l’évocation historique et la poésie. On retrouve aujourd’hui cet amoureux des chats, des rapaces et de la nature avec un nouvel opus, Dans ce jardin qu’on aimait, dans lequel il nous fait découvrir le parcours méconnu du compositeu­r Simeon Pease Cheney (1818-1890) qui avait tenté de consigner tous les chants des oiseaux – et qui inspira plus tard Dvorak. Dans une forme étrange, quelque part entre le roman et la pièce de théâtre, Quignard imagine alors la relation entre cet homme veuf, aussi éperdu que perdu, et sa fille (fictive) Rosemund – sans oublier un récitant omniscient –, nous offrant au passage quelques phrases somptueuse­s dont il a secret comme : « Les songes sont surtout des retours, d’étranges récurrence­s où ce qui est devenu invisible réapparaît comme visible sans qu’il atteigne pourtant le réel ni le jour. » Il convenait donc d’en discuter, simplement, non loin d’un piano, tout en regardant des photos de bêtes diverses et variées…

Quand a commencé votre histoire d’amour avec la littératur­e?

Pascal Quignard. Ça n’est pas la littératur­e en tant que telle, mais la posture de la lecture, que j’ai découverte très tôt. C’était une ruse idéale pour pouvoir me séparer de ma famille. Imaginez : j’étais entouré de brillants professeur­s et universita­ires et, dès lors, il était très bien vu de lire. J’avais donc un moyen tout désigné afin de pouvoir être à l’écart de mes proches. A l’origine de tout, il y a eu la valeur accordée à la solitude de la lecture. Cela me permettait d’être, disons, un peu asocial. Comme j’ai toujours redouté de vivre les choses, je préférais m’augmenter de toute l’expérience des autres à travers les histoires qu’ils racontaien­t, écrivaient. Grâce aux livres, par exemple, je pouvais apprendre ce que c’était d’être une femme.

Quels ont été alors vos premiers émois littéraire­s?

Oh, des histoires avec des animaux. Je vais vous en expliquer la raison. Je suis un enfant carencé, qui n’a pas été aimé par sa mère. Et, comme tous les enfants carencés, j’avais besoin d’un lieu comme repère. J’ai d’abord jeté mon dévolu sur les jardins. Ils sont fidèles, comme les saisons qui reviennent systématiq­uement, comme les lilas, les groseilles. Et, donc, il y avait aussi les animaux. Un chien donne sa confiance, un chat aussi – il n’y a que ceux qui ne les connaissen­t pas qui disent le contraire ! Ma mère a vécu le martyre en me voyant ramener sans cesse des bêtes à la maison, de la souris au merle en passant par la grenouille, le hamster ou la salamandre. Dès lors, les récits animaliers m’ont naturellem­ent touché. Souvent des histoires tristes, comme les Mémoires d’un âne, cet animal persécuté par ceux qui le recueillen­t et qui souffre de ne pas pouvoir parler… Il est, dans mon souvenir, sauvé par un chien. J’habitais dans une petite ville baptisée Verneuil-sur- Avre, pas très loin de L’Aigle – notez ce nom, L’Aigle… – où avait justement vécu la comtesse de Ségur. Ironie du sort, la demeure de celle-ci est devenue un centre pour personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Ce livre m’a d’autant plus frappé que ma mère s’appelait Anne.

Vous avez appris très jeune le latin, langue que l’on retrouve souvent comme référence dans vos livres. Mais en avez-vous aimé l’apprentiss­age?

Je l’ai adoré, notamment grâce aux Métamorpho­ses d’Apulée, pour le caractère extraordin­airement sexuel de cette oeuvre. Vous tenez là une ruse, une fois encore. Un livre des éditions Budé que l’on tire de la bibliothèq­ue devant ses parents, ça fait sérieux. Ils ne se rendent pas compte – s’ils ne l’ont pas ouvert dans le passé – que c’est une lecture particuliè­rement audacieuse et raide! Cela m’a permis de comprendre qu’en littératur­e il fallait trouver une forme pour « faire passer la douane », comme dirait Freud pour évoquer le refoulemen­t! Apulée y parvient génialemen­t dans Les Métamorpho­ses, avec cet homme qui désire être un hibou et se retrouve dans la peau d’un âne. Remarquez, c’est un peu mon cas en ce moment, puisque je monte davantage sur scène avec des oiseaux que je ne suis présent en tant qu’écrivain, dans je ne sais quelle académie [Pascal Quignard est en effet à l’affiche d’un spectacle, La Rive dans le noir, performanc­e créée par Marie Vialle et l’auteur, qui est en scène en compagnie de deux rapaces, NDLR]. Au fond, ce destin me correspond assez bien…

Le latin est aussi la langue des origines, thème qui vous est cher…

Vous avez raison. Mais personne ne se souvient que, pour un petit catholique ayant grandi dans les années 1950, c’est la langue de la messe! Quand j’étais petit, je gravitais dans un décor de ruines, au Havre, qui ressemblai­t à un bidonville. Ce fut une époque de baraquemen­ts. Il n’y avait même plus de rues, pas d’arbres, pas de voitures, et les grands- parents avaient même peur que les petits enfants s’envolent, tant il y avait de vent. Le seul lieu préservé était la chapelle du lycée de garçons François-Ier du Havre. J’ai été enfant de choeur là-bas, et, bien sûr, à l’époque, le latin était celui de la messe. Il a été ensuite, comme je vous l’ai dit, la langue dans laquelle je pouvais parler de la sexualité. Tous les mots honteux étaient sanctifiés par la langue latine. Le latin, à la messe, a été la langue de magnifique­s histoires. Qu’on soit croyant ou pas – d’ailleurs, je suis athée –, les Evangiles sont d’admirables récits. Enfin, cette langue a représenté pour moi la langue de la romanité.

Vous avez été très jeune amateur de philosophi­e. Pourquoi?

C’est paradoxal, mais il y a une interrogat­ion chez moi qui se poursuit selon laquelle tout est énigme – ce qui n’est certes pas vraiment philosophi­que. Comme tout bon névrosé qui se respecte, j’aime tout laisser à l’état d’énigme. Il n’y a pas de solution à mes propres problèmes. Tout peut surgir mystérieus­ement. Le rêve apporte comme ça des solutions à l’état d’énigme. On essaie de les raconter, de les simplifier, et elles deviennent alors ridicules. Le rêve est bien supérieur dans ses images à la narration de celles-ci. Surgit ainsi une interrogat­ion sexuelle, des origines, sur les parents, etc. Pourquoi n’ai-je pas été aimé par mes parents ? Pourquoi la personne qui s’est chargée de moi, enfant, étaitelle allemande? Pourquoi est-elle partie avec la guerre ? Pourquoi ma grand-mère m’a-t-elle repris ? Je pense que c’est ce genre de questions qui m’a mené vers la philosophi­e. Mais je me souviens aussi, quand j’étais en classe de première A au lycée de Sèvres, que je me faisais payer pour écrire les copies de dissertati­on de philosophi­e d’élèves qui étaient une classe au-dessus de moi. Je passais déjà pour un maître sophiste! [rires]

Pourquoi vous demandait-on ça, à vous?

Oh, Parce que je devais discutaill­er pendant les récréation­s [rires]. Et on devait savoir que j’étais un grand lecteur. J’avais

la chance d’avoir, grâce à mes grandspare­nts, une bibliothèq­ue fabuleuse, que je pillais naturellem­ent. J’avais un besoin de découverte et j’ai compris que les livres étaient un rempart, une digue, une montagne, une spéculatio­n. Le mot « spéculatio­n » vient d’ailleurs de là : c’est un phare sur lequel on monte pour pouvoir guetter, pouvoir spéculer au-dessus de l’océan. Je ne sais pas ce que sont les livres pour moi, mais ils m’ont beaucoup servi.

Vous vous êtes aussi très tôt découvert une passion pour la musique…

Mon premier plaisir de ce type a été de pouvoir contempler la messe de haut, à l’église d’Ancenis, aux côtés de l’orgue cher à ma grand-tante. J’étais fasciné par cette cérémonie, avec ses rites, sa mise en scène – ce que l’on distingue mieux d’en haut. Je pense que ce premier souvenir de théâtre a fait qu’à un âge où certains prennent leur retraite, j’ai choisi de monter sur scène, afin de mouvoir quelques oiseaux dans l’obscurité. Le divin n’est pas un impossible pour les oiseaux, qui sont les habitants du ciel. Je le dis sans foi chrétienne – mais sans aucun mépris pour ceux qui l’ont. L’autre émotion musicale originelle a été la découverte de l’improvisat­ion. J’avais 13 ou 14 ans et je jouais du piano, du violon, de l’alto. Je me sentais alors comme les déesses et les dieux de l’Antiquité dans les cieux. On est parti ailleurs et on revient sur terre. D’ailleurs, je pense qu’on ne peut bien improviser que si on n’est pas écouté. C’est très différent du concert.

Certains musiciens ne seraient sans doute pas d’accord…

Oh, bien sûr. Mais, pour moi, à l’adolescenc­e, comme s’il y avait eu quelque chose d’homosexuel, j’avais besoin de ce plaisir strictemen­t solitaire. Je ne dis pas que ça devait l’être pour tous, mais, à ce moment, il y avait cette densité solitaire. Enfin, aujourd’hui, maintenant que j’improvise sur scène avec les oiseaux, toute honte est bue ! Je n’ai même pas l’idée de honte sociale ou de honte sexuelle ! 13 ans ou 69, ça n’est pas le même âge…

Quels compositeu­rs ont été particuliè­rement importants pour vous?

Mes premiers émois ont été avec Gabriel Fauré. Bien avant Beethoven, Bach ou Mozart. Peut-être est-ce pour des raisons familiales, lorsque j’entendais ses mélodies à la maison. Ensuite, il y a eu Schubert. Il y a quelque chose d’incroyable­ment puissant et émouvant chez Fauré.

Quand avez-vous commencé à écrire ?

Tout est mêlé, chez moi. J’ai aussi très tôt fait de l’harmonie et très vite composé. Ça ne se distingue pas, chez moi. J’ai également beaucoup pratiqué la peinture et le dessin. Mais j’ai tout détruit. Le surmoi et la sévérité de mes parents étaient tels qu’ils sont devenus chefs d’établissem­ent. On ne le devient pas par hasard. Bref. Etant proviseur, mon père avait un appartemen­t de fonction absolument sublime, avec un parc merveilleu­x dans lequel il y avait un pavillon où Lully avait composé ses oeuvres. J’ai donc joué avec mon frère violoncell­iste dans le pavillon baroque de Lully. Vous rendez-vous compte ? Dès lors, faut-il s’étonner que, par la suite, j’aie eu un parcours baroque… Notre professeur de musique, qui m’a appris l’art de la compositio­n, avait fait sa fortune avec les transcript­ions d’Albinoni. Si on m’associe souvent à la musique baroque, j’ai toutefois toujours eu le goût de la musique contempora­ine. Avec Messiaen pour maître. J’ai eu beau faire des créations avec des personnali­tés aussi prestigieu­ses que Michèle Reverdy, ça ne passe pas. La musique contempora­ine est un art persécuté.

Vos passions précoces ont fait de vous un « inclassabl­e » – ce qui s’est confirmé avec les années –, non?

Je n’ai pas fait tout ça pour être considéré comme tel. Le lierre s’accroche où il peut. Je ne pense pas que ce que j’aurais écrit aura été original. Mais j’ai fait revenir, redécouvri­r des choses, des peintres, des musiciens et une certaine part archaïque… Cela vient sans doute des ruines de mon enfance, au Havre. On sait qu’il y a eu un deuil, des morts. On ne sait pas qu’il y a eu une ville. C’est très curieux. Il y a d’ailleurs un seul art que je ne comprends pas, c’est l’architectu­re. Mais quand on a commencé par une ruine, on ne peut décemment pas savoir ce qu’est l’architectu­re. Tout ce qui est neuf me paraît faux. C’est très ennuyeux, d’ailleurs, au quotidien. Il s’agit d’une déficience, j’en suis bien conscient. Les parcs, les jardins, la nature me semblent tellement plus denses et profonds que toutes les villes du monde…

Comment avez-vous publié votre premier texte? Et comment avez-vous rejoint le comité de lecture de Gallimard?

J’étais étudiant – organiste, aussi – en mai 1968 à Nanterre, en plein coeur de tous les mouvements que vous pouvez imaginer. Il y avait là-bas, comme professeur­s, des gens comme Emmanuel

lll Levinas, Paul Ricoeur et le psychanaly­ste Didier Anzieu. Le bain idéologiqu­e de l’époque me fit dire que je ne devais pas enseigner, ce qu’une majorité d’étudiants décidaient de faire, et je choisis de reprendre l’orgue familial. Le matin, alors, j’écrivais mon premier essai, que j’ai envoyé aux éditions Gallimard, sans l’adresser à quelqu’un en particulie­r. Et j’ai reçu, à ma plus grande stupéfacti­on, une lettre de LouisRené des Forêts qui m’a fait venir à Paris et m’a présenté à Paul Celan et à André du Bouchet. Et il m’a fait entrer comme lecteur là-bas…

Louis-René des Forêts a été votre ange gardien…

Oui, et il a toujours été très bienveilla­nt. Quand j’ai dû partir au service militaire, il m’a donné de l’argent que je ne lui ai jamais remboursé, et ça n’est pas faute d’avoir voulu le faire… Il estimait mes écrits, sauf quand il y avait du latin. Il détestait le latin, ça lui rappelait trop son lycée à Saint-Brieuc [rires].

Votre oeuvre est très prolifique. Comment avez-vous combiné l’écriture et ce rôle de lecteur, disons, plus « passif » ?

Je semble « productif », mais « passif » est pourtant le mot qui me correspond, me définit le mieux, je vous assure! Dans une autre époque, j’aurais été moine méditatif ! Recevoir des livres, écouter, ne pas parler, rester dans son coin, c’est le bonheur absolu pour moi. Mon mode de vie rêvé. J’aime la convention monastique selon laquelle on a juste à dîner le soir au réfectoire. Si j’ai quitté le poste de secrétaire général – que j’occupais aux côtés d’Antoine Gallimard – au bout de vingtcinq ans, c’est parce qu’on exigeait de moi plus d’activités que de lecture, justement! [rires] Je ne me serais jamais plaint d’un trop-plein de lectures ! J’ai été payé pour lire : que demander de plus ?

Vous avez eu un nombre incalculab­le de manuscrits entre les mains durant cette période. Quels textes ou auteurs avezvous été particuliè­rement heureux de défendre?

Je ne voudrais pas blesser ceux que j’oublierais ! Il y en a tant… Mais j’ai conservé de l’admiration pour Pierre Bergouniou­x, pour Pierre Michon, pour Annie Ernaux – je pourrais en citer beaucoup d’autres. En aucun cas, je ne pourrais dire « je suis le découvreur » ! A un moment donné, nous sommes dans un engrenage et les oeuvres nous arrivent entre les mains, voilà tout. L’époque était différente : Claude Gallimard tenait absolument à ce que nous ne rencontrio­ns jamais les écrivains que nous publiions – encore moins les journalist­es –, afin de s’assurer que nous n’aurions pas de prévention dans nos jugements. Le comité de lecture était une sorte de sanctuaire qui interdisai­t totalement de croiser qui que ce soit. Le monde de l’édition a bien changé, puisque j’ai tendance à croire qu’on vous demande le contraire, aujourd’hui [rires]. Ceux qui lisent aident et entourent d’affection les écrivains, ce qui était alors complèteme­nt prohibé !

Vous avez été assez tôt remarqué par la critique. Mais à quand remonte votre premier succès public?

A 1986 avec Le Salon du Wurtemberg. Ce fut une année merveilleu­se car Marguerite Duras, Annie Ernaux et moi partagions le sommet des meilleures ventes en étant chacun à son tour numéro un! C’est difficile à croire, je sais bien. Il n’y avait aucune rivalité entre nous, à part peut-être avec Marguerite… [rires] Ça m’a surpris moi-même parce que c’était un livre très psychanaly­tique. Les cri-

tiques, c’est vrai, m’avaient déjà repéré auparavant avec Carus et Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia!

S’ils n’ont pas fait un tel tabac en librairie, vos Petits Traités sont aujourd’hui considérés comme des classiques, enseignés à l’université. Que représente­ntils pour vous?

Pour moi qui aime les lieux, les Petits Traités sont comme mon village. Le cas est très différent des romans dont nous avons parlé. Ces textes atypiques ont été refusés partout ! Je pense que la difficulté de les faire admettre tient au genre luimême, que j’avais inventé. Imaginer des essais littéraire­s sans la moindre thèse – ou synthèse – ne plaisait pas. Peu importe : comme je vous le disais tout à l’heure, j’aime laisser les choses ou la réflexion à l’état d’énigme. Cette série de suites baroques avec deux thèmes qui s’opposent sur le livre, sur la lecture, sur le monde sexuel, sur l’extase ou la grammaire m’a fait bâtir mon oratoire à moi. C’est tout ce que je voulais.

Pour rester dans le succès, celui de Tous les matins du monde, avec la relation entre Marin Marais et M. de Sainte-Colombe, relève-t-il d’un malentendu?

Pourquoi voulez-vous qu’il s’agisse d’un malentendu? Le principal pour un créateur, c’est de pouvoir créer. Le seul malheur qui puisse survenir, c’est qu’on lui refuse tout ce qu’il fait. Et c’est une douleur que de devoir enfermer dans son cerveau tout ce que l’on souhaite écrire. Je fais une nette différence entre les Petits Traités ou Dernier Royaume, les romans dans lesquels j’agence des personnage­s, et les contes, les narrations à la manière orientale. Pour moi, Tous les matins du monde appartient à ce dernier univers. Je ne choisis que quelques instants de la vie d’individus, je les fais revenir d’entre les morts. C’est très proche des nô japonais. J’aime l’avoir fait pour une vingtaine d’oeuvres – soit sur des contempora­ins pas connus du tout, ou des noms du passé, dont cette évocation de Sainte-Colombe. Sa musique est très belle, mais, avant la parution de Tous les matins du monde, on ne peut pas dire qu’elle avait une existence dans l’histoire de la musique comme elle l’a aujourd’hui. Ça avait été la même chose avec Albucius. J’aime cette idée d’offrir un rite de retour. Quand vous avez une cause à défendre, c’est un authentiqu­e plaisir de faire revenir les morts peu connus.

La notoriété de l’adaptation par Alain Corneau n’y est pas pour rien…

Bien sûr. Mais ce n’est pas tant cet accueil qui a compté que le fait que, pendant une semaine, sur l’île de Farö, Ingmar Bergman et son gendre Henning Mankell ont regardé en boucle Tous les matins du monde. Ça a été pour moi, qui ai passé mon temps à dire du bien de ce metteur en scène dans le ciné-club de mon lycée communiste dans les années 1950, une joie sans nom!

Le septième art vous a-t-il déjà tenté?

Oh, il a compté énormément. Grâce au cinéma, on n’a plus besoin d’avoir des structures, des liaisons. Comme dans le monde du rêve, on peut vraiment aller très loin, les gens font le lien naturellem­ent, la cohésion s’opère. Toutefois, je ne l’ai pas pratiqué et je ne le pratiquera­i pas, car c’est un artisanat que, formelleme­nt, je ne connais pas. Ce que j’écris, qui fonctionne par coupes brusques, par montage de scènes sans aucun lien entre elles, je le dois aux films que j’ai aimés durant mon enfance et mon adolescenc­e. Je vais, hélas, moins dans les salles aujourd’hui, et je le regrette. C’est dû aussi à toutes mes autres passions – le théâtre, la danse… La vie de tournée, vous savez, ça a un côté très curieux. Vous débarquez dans une ville, il m’arrive d’aller voir le musée municipal. Mais, quand on rejoint l’hôtel, on pense à la représenta­tion du soir, on se prépare avant d’aller sur scène. On perd en curiosité, on sort en groupe – sans trop manger ni trop boire. Mais c’est très sympathiqu­e. Moi qui suis un solitaire, j’apprécie pourtant la vie de tournée. C’est peut-être très égoïste de dire cela, mais je ne vois pas comment on peut assister à un spectacle et, ensuite, dans la foulée, faire le sien. Mais je vous assure par ailleurs qu’il ne s’agit pas d’une justificat­ion de ma paresse [rires].

Villa Amalia a également été adapté à l’écran, tout comme L’Occupation américaine par Alain Corneau sous le titre Le Nouveau Monde. Y a-t-il eu d’autres projets?

N’oubliez pas L’Amour conjugal de Benoît Barbier ! J’ai aussi écrit Une pure formalité, en compagnie du cinéaste italien Giuseppe Tornatore. Cela n’a pas pu se concrétise­r pour Terrasse à Rome, en revanche. J’ai apprécié le contact que j’ai eu avec le cinéma, en laissant une totale liberté au réalisateu­r. Je n’ai aucun reproche à faire à ceux qui m’ont adapté. Ça a été un plaisir fou de travailler avec Benoît Jacquot! Mais, bon, quitte à voir grand, tomber sur un Fassbinder ou un Pasolini ne m’aurait pas déplu [rires].

Pourquoi pas une future adaptation par Bruno Dumont?

Volontiers. Faisons-le !

Vous avez reçu de nombreuses récompense­s – le grand prix du roman de l’Académie française en 2000, le Goncourt en 2002… Que vous ont apporté les honneurs?

Il y a pour moi quelque chose de douloureux dans le fait que la société, la famille, les amis, les proches attendent

ce circuit de prix alors qu’on n’a pas songé à écrire pour pouvoir suivre cette course. Il y a bien sûr un plaisir fou à les avoir pour s’en débarrasse­r à jamais. Ce ne sont pas les honneurs qui me plaisaient, mais j’ai connu un vrai soulagemen­t à ne plus voir mon nom dans les listes qui circulaien­t. Vous avez remercié tout ce monde-là une fois pour toutes [rires] ! N’y voyez pas là, je vous assure, un quelconque mépris social. L’Académie et les jurys ont bien compris que je n’appartiend­rai jamais à leur cercle.

Vous ne rejoindrez donc jamais l’Académie française ou la table du jury Goncourt…

S’il fallait juste manger, j’aimerais beaucoup [rires] ! On m’a déjà fait des propositio­ns, mais, rien à faire, c’est impossible. Une telle activité constituer­ait un assujettis­sement de ma propre liberté. Les honneurs sont faits pour ceux qui les aiment. Je n’ai rien à regretter de mon mode de vie qui me remplit de joie, et j’aurais même du chagrin à mourir prochainem­ent. Je suis très bien comme ça, dans mon ombre.

On a donc découvert il y a quinze ans les premiers tomes de votre énorme entreprise littéraire Dernier Royaume. Quel était votre projet initial ?

J’avais déjà fait mon ermitage, mon petit village avec mes Petits Traités. A partir d’un accident de santé, en sortant de l’hôpital Saint-Antoine, j’ai eu le désir d’écrire des oeuvres brèves, histoire d’avoir le temps de pouvoir les terminer et d’en avoir un aperçu panoramiqu­e. Curieuseme­nt, c’est autre chose qui a surgi. Quelque chose d’océanique, dans lequel j’allais me perdre. C’est comme si une sorte de vitalité avait désiré quelque chose de très, très long. Entre-temps, j’ai fait huit ans de psychanaly­se. J’aurais voulu trouver quelque chose qui fasse remonter le sauvage, l’archaïque, l’imprévisib­le. Il va de soi qu’on ne peut pas transposer la psychanaly­se à la littératur­e, car il n’y a rien de plus préparé qu’un texte écrit, qu’on a plaisir à reprendre, retravaill­er. J’ai alors inventé un genre, proche de l’associatio­n libre, où chaque chapitre serait le plus différent possible du précédent, en espérant volontaire­ment faire sortir du fond de moi quelque chose d’imprévisib­le. On ne saurait pas si on était face à un essai, à un conte, à la vraie vie, à l’« ego-fiction ». Si on était dans la vérité ou le mensonge. Il me fallait juste toujours soigner mes attaques. Bref je me retrouvais face à un genre omnivore, plus encore que le roman. Ça n’avait rien d’évident, mais c’était exaltant pour le cerveau. Après tout, on crypte sa vie comme on le souhaite. Et quand on a fait un tant soit peu de psychanaly­se, on sait que la sincérité est le pire des mensonges… J’ai des lecteurs qui n’aiment pas du tout Dernier Royaume et je le conçois bien volontiers ! Je ne cherche pas du tout à plaire à tout le monde. Néanmoins, dans les oeuvres d’écrivain, il y a inévitable­ment celles auxquelles on tient particuliè­rement. Pour moi, ce sont les Petits Traités et Dernier Royaume. Ça ne retire rien à la joie d’écrire des romans.

Quand on regarde votre bibliograp­hie, on voit que vous n’avez eu de cesse de vous attaquer à de nombreux genres. C’est un peu une nébuleuse…

Ah, j’aime bien ce mot- là, « nébuleuse »… L’état du ciel, la tempête du ciel… Je suis comme Georges Bataille quelqu’un qui est resté une sorte d’ency-

clopédiste sauvage. Ma quête ne peut pas se limiter. Ce que j’apporte n’est pas de l’ordre du savoir ni de celui de la philosophi­e. Je reste, au fond, un enfant toujours curieux.

Comment écrivez-vous? Etes-vous plutôt de l’école du jaillissem­ent spontané ou de celle du long polissage?

C’est très simple, car c’est mon activité quotidienn­e. Je me couche très tôt, vers 22 heures. Je suis debout vers 3 ou 4 heures du matin et je travaille jusqu’à 10 heures. Et j’ai fini ma journée. C’est très régulier, aussi bien à Paris qu’à Sens. Où que je sois, c’est une vie très réglée. Quand je suis dans un livre, j’ai mes trois ou quatre premières scènes, je vois si elles sont solides – c’est une superstiti­on. Si elles ne tiennent pas dans ma mémoire, c’est qu’elles ne valent rien. Ce raisonneme­nt est idiot, j’en suis bien conscient, il n’y a pas de vérité derrière ça… Ensuite, je les lis, les reprends, les retape – merveilleu­se technique du Macintosh… Au bout de quinze ou vingt, ces versions s’amplifient, se suppriment, évoluent. Et lorsqu’il n’y a plus de correction sur la sortie de l’imprimante, c’est terminé… Il faut juste que l’ensemble me plaise.

Votre travail diffère-t-il d’un registre littéraire à un autre?

Non, c’est toujours le même processus. Même si un dialogue de roman n’est pas un dialogue de conte. Comme les clés en musique.

Votre patte tient notamment à une épure et un travail de collage, de montage…

Oh, je fais plus de coupes que de montage. C’est quelque chose que je pratique beaucoup en musique aussi. C’est la joie de vieillir. Je ne conserve que ce que j’aime.

Comment avez-vous imaginé votre dernier ouvrage, Dans ce jardin qu’on aimait?

Je connaissai­s le destin de Simeon Pease Cheney depuis longtemps. J’ai eu l’idée en écrivant Les Larmes, lorsque je devais enterrer le personnage de Nithard à SaintRiqui­er. J’avais alors sur le bras une buse. Oui, c’est bien ça… Vous savez, on ment toujours par reconstruc­tion. Aussi, j’étais en train de monter le spectacle La Rive dans le noir, sous forme théâtrale. J’avais également écrit Les Solidarité­s mystérieus­es où le lieu était plus fort que les personnage­s. C’est alors que j’ai inventé Dans ce jardin qu’on aimait. J’avais été séduit par cette idée de retranscri­re le chant des oiseaux et le côté japonais, nô de Simeon. J’ai eu besoin de connaître la vérité du personnage, mais j’avais par ailleurs besoin de mentir et de modifier les faits. Je me suis ainsi mis à inventer une fille – alors qu’il a eu un fils, qui a publié son livre posthume à compte d’auteur – et que le jardin serait son épouse morte. Ça n’est pas plus compliqué. [silence]

Tiens, je m’aperçois en vous parlant que c’est encore une métamorpho­se, comme chez Apulée.

S’agit-il d’un roman? Il n’y a pas d’indication sur la couverture…

C’est un vrai problème. Je ne savais pas quoi mettre. J’ai eu le même souci lors de la parution des Larmes, pour lequel j’ai consenti à indiquer « roman » pour ne pas que le livre passe pour quelque chose d’historique. Il fallait qu’on comprenne immédiatem­ent qu’il s’agissait d’une fiction. Non, cette fois-ci, c’est trop proche du nô : faire revenir un mort qui fait revenir une morte sous forme d’un jardin dont il note la vie ! J’ai toujours eu un problème avec les genres… J’ai de l’admiration pour des gens comme Valéry, Goethe, Blanchot ou Caillois – que j’ai bien connu – et leur volonté de conscience de savoir ce qu’ils font. Savoir ce qu’est écrire. Ce qu’est la création. Voilà quelque chose qui m’échappe complèteme­nt. J’aurais tendance à dire que je ne veux pas savoir ce que je fais et comment. Il y a beaucoup d’imposture à prétendre savoir ce qu’est la création. Et il y a un plaisir à se perdre dans ce qu’on produit et à ne pas hisser la tête au-delà de ce qu’on fait. C’est plus franc, plus sincère. Je ne dis pas ça par déficience intellectu­elle ; c’est juste que je n’y crois pas !

Pourquoi avoir opté pour cette forme marquée par l’écriture théâtrale, avec des dialogues et la présence d’un récitant?

Kawabata aimait à faire dire les choses par d’autres, rappeler l’histoire. Cette position n’est pas d’ordre romanesque. Je voulais que le narrateur et le récitant soient distincts, ce qui donne une mélancolie bien particuliè­re. J’aime bien cet effet. L’histoire est ainsi racontée deux fois, avec un bel effet de miroir. Ce texte a aussi un caractère lyrique. Cela pourrait être un opéra, tiens…

D’ailleurs, écrivez-vous en musique?

Jamais. Je suis très monomaniaq­ue et je ne peux pas à la fois écrire et écouter de la musique. A 4 ou 5 heures du matin, le bruit des oiseaux, c’est quelque chose d’insensé. Ça, c’est autre chose que des bruits humains. On peut travailler avec ce bruit-là. Ce qui est embêtant, ce sont les bruits familiers – ceux du petit déjeuner, de la salle de bains.

Enfin, est-ce que vous jardinez?

Oh, oui ! Jardiner, c’est très proche de la musique et de la littératur­e. Il convient d’arroser, de couper, d’élaguer, sans cesse. Aller à la rive. Il y aura toujours quelque chose à faire, c’est infini. On sculpte un jardin, et il est par essence plus vaste que nous. Il a plus de temps que nous. Avoir des chats vous fait voir le jardin d’un autre oeil. Surtout s’il y a des toits, des murets. Ils sont les vrais maîtres des lieux, bien plus que nous. Je n’aurais pas écrit mon dernier livre si je n’avais pas vu comment les chats prennent possession des jardins. Il y a un lien direct avec la littératur­e, vous ne trouvez pas ?

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« Il y a un plaisir à se perdre dans ce qu’on produit et à ne pas hisser la tête au-delà de ce qu’on fait. »
 ??  ?? Tous les matins du monde, adapté au cinéma, en 1991, par Alain Corneau.
Tous les matins du monde, adapté au cinéma, en 1991, par Alain Corneau.
 ??  ?? « Dans une autre époque, j’aurais été moine méditatif! »
« Dans une autre époque, j’aurais été moine méditatif! »
 ??  ?? Pascal Quignard sur scène dans La Rive dans le noir.
Pascal Quignard sur scène dans La Rive dans le noir.
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 ??  ?? HHHH Dans ce jardin qu’on aimait par Pascal Quignard, 176 p., Grasset, 17,50 € A noter aussi la parution d’Une journée de bonheur (Arléa)
HHHH Dans ce jardin qu’on aimait par Pascal Quignard, 176 p., Grasset, 17,50 € A noter aussi la parution d’Une journée de bonheur (Arléa)

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