GÉRARD OBERLÉ
Livres oubliés ou méconnus
a mode, qui décide aussi affirmativement en littérature qu’en costume, veut à présent de l’extraordinaire ; et pourvu qu’un roman soit effroyablement merveilleux, on lui passe de blesser le bon sens. Faire peur pendant trois volumes et employer le quatrième à prouver qu’il ne fallait pas s’effrayer, voilà le comble du talent. » Ce brocard lancé aux auteurs de romans noirs tant prisés à l’époque orne la préface d’un roman publié en 1798 par Maradan, un éditeur parisien qui, ô ironie… faisait son beurre avec des romans d’horreur, des récits gothiques de dames anglaises et ceux de leurs imitateurs français. La Dot de Suzette, ou histoire de Mme de Senneterre racontée par ellemême, petit volume sans nom d’auteur, fit les délices des lecteurs dès sa parution et connut le succès jusqu’à la fin du XIXe siècle. Mme de Senneterre, la narratrice, ne joue qu’un rôle épisodique dans ce roman très attachant qui se déroule sous la Révolution. Née à Saint-Domingue dans une riche famille de colons, elle se rend à Paris avec son frère, séjourne un temps dans un couvent de religieuses, épouse M. de Senneterre, accouche d’un fils, perd son mari, perd aussi sa fortune et ses biens lors de la révolution de Saint-Domingue. Retirée à la campagne, elle se charge de l’éducation de Suzette. Dès son apparition et jusqu’au dénouement, cette jeune paysanne devient le personnage le plus intéressant de l’histoire. Suzette et Adolphe, le fils de sa bienfaitrice, s’éprennent l’un de l’autre, un amour que les convenances ne peuvent autoriser. Adolphe quitte le pays et Mme de Senneterre contraint Suzette à épouser un fermier négociant des environs. Cette union forcée fait le malheur de deux coeurs que rien ne devait séparer et, sans les vertus de l’adorable Suzette, elle aurait aussi rendu malheureux le mari. Les qualités de coeur de la jeune villageoise, sa discrétion dans l’état d’opulence auquel est parvenu son mari, sa reconnaissance envers Mme de Senneterre lorsque celle-ci est réduite à la misère par les lois révolutionnaires… autant d’épisodes qui retiennent l’attention jusqu’à la fin de l’histoire, une fin prévisible, heureuse et rondement agencée. La gratitude est-elle un devoir? Considérée comme une obligation par l’ordre social de l’époque, faut-il pour autant lui sacrifier une passion amoureuse ? Ces vertigineuses énigmes ont chiffonné bien des romancières sensibles, les Sophie Cottin, Elisabeth Guénard de Méré, Félicité de Choiseul-Meuse et autres providences des cabinets de lecture sous le Directoire et le Consulat. Le genre sensible était alors en vogue autant que le genre noir. Les deux parfois se confondaient. Les romans gothico-sentimentaux de ces dames ont fait pleurer et frémir dans les châteaux et les chaumières plusieurs générations de lectrices impressionnables. L’auteur de La Dot de Suzette n’appartient pas à cette école. C’était un homme, un certain Joseph Fiévée, né en 1767 dans une famille d’hôteliers- restaurateurs parisiens. Il débuta comme imprimeur journaliste. Son journal, La Chronique de Paris, affichait des opinions girondines pour lesquelles il fut incarcéré sous la Terreur. Suspecté de conspiration avec les royalistes, il est proscrit par le Directoire. Il se cache en province pour écrire La Dot de Suzette, son premier roman. Rallié à Bonaparte, celui-ci lui confie des missions d’espionnage, le nomme au Conseil d’Etat et le fait préfet de la Nièvre en 1813. Homosexuel déclaré, il s’affiche ouvertement avec Théodore Leclercq, l’auteur des Proverbes dramatiques. En parfaite maîtresse de maison, Théodore fait les honneurs de la préfecture à tous les notables du département. Moins tolérant que Napoléon et Louis XVIII envers les moeurs socratiques, Charles X écartera Fiévée de l’administration. Le couple vivra de la fortune personnelle de Leclercq. « Quand on a un vice, il faut savoir le porter. » L’aphorisme est de Fiévée. Proposez-le dans un quiz. Quelque malin le prêtera peut-être à Wilde ou à Cocteau, car Fiévée est depuis longtemps tombé dans l’oubli. Frédéric, son deuxième roman, a paru en 1799. Après cette date il a donné de nombreux essais politiques et diverses correspondances. Il est mort en 1839, son ami Leclercq en 1857. Les deux reposent au Père-Lachaise dans la même tombe.