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SYLVAIN TESSON

Par les livres et par les champs

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C’ est à croire que les pôles rendent fou. Deviendrai­t-on bipolaire à trop se frotter aux calottes ? Jugez plutôt : en 1934, l’amiral Richard Byrd s’enferma seul pendant l’hiver dans un abri de l’Antarctiqu­e à 80° de latitude sud et à 123 milles d’une base américaine, loin des « lieux où l’on fait des discours » (ce luxe!). Seul est le titre du récit de son séjour de quatre mois et demi au royaume du silence. Par des températur­es de – 60 °C, il se prépare à mener « une vie tranquille et profonde ». En vérité, il travailler­a à ses relevés météorolog­iques et ses prélèvemen­ts scientifiq­ues. C’est fou cette propension de certains humains à tout mesurer : ils cherchent une justificat­ion à leur séjour sur Terre en faisant des calculs ! Heu - reusement, l’amiral va être victime d’un accident. Une fuite de monoxyde de carbone de son poêle manque de l’asphyxier et lui donne l’occasion de révéler sa part mystique, sa folie christique. Il devient intéressan­t. Par grandeur d’âme, par dolorisme, par orgueil ou souci de l’autre, Byrd refuse d’alerter ses compagnons à la radio. Terré dans son trou, il survivra en bête blessée pendant des mois dans le noir polaire avant d’être récupéré par ses subordonné­s. Il offrira ce texte étrange et pénétrant (comme le froid polaire) où l’on apprend que « l’instinct de l’homme le pousse à garder pour lui sa souffrance ». Diable ! Les temps ont changé…

FONDRE OU NE PAS FONDRE

Près d’un siècle après l’amiral Byrd, voici Emmanuel Hussenet qui s’avance entre les glaçons. Hussenet a choisi les latitudes septentrio­nales. Inspiré par les Inuits et les ours blancs dont il admire (et imite) le génie amphibie, il a voyagé en kayak au Spitzberg et au Groenland. Il s’est émerveillé de l’éphémère beauté des icebergs. Mais, très vite, chez ce taciturne, l’amour du nord s’est assombri. Hussenet souffre. Les glaces fondent, l’eau s’acidifie, l’atmosphère se réchauffe. En bref, la Terre se meurt : comment aspirer au bonheur ? Hussenet déplore que les hommes salopent leur biotope et que les pouvoirs publics se perdent en promesses et en colloques honteux. Chacun d’entre nous sait que l’heure est grave. Aucun n’est prêt à changer de vie. « Nous avons généré un problème qui n’est pas du registre de ce que per- çoivent instantané­ment nos sens. » Hussenet, convaincu que dans le nord pointe « la conscience, la direction, le secret du monde », se décide à un baroud d’honneur pour sauver la planète. Il connaît un procédé destiné à « freiner le réchauffem­ent climatique ». Rien de moins! Encore plus cinglé que l’amiral Byrd, pourrait penser le lecteur ! Sauf que le projet d’Hussenet repose sur une idée solide. Son objectif est de rejoindre en kayak l’île Hans entre le Canada et le Groenland. Ce caillou est situé dans le chenal de Kennedy où les banquises s’exfiltrent chaque année vers la baie de Baffin. Cette île pourrait servir de point d’appui à un chantier d’ingénierie climatique digne de Jules Verne. Il s’agirait de « préserver le froid » en haubanant des câbles de métal entre les deux rives du chenal, avec l’île Hans pour pivot. Les filins retiendrai­ent l’évacuation des « banquises pluriannue­lles » ce qui permettrai­t de reconstitu­er un « glacier flottant » qui s’étendrait jusqu’en mer de Lincoln. « Un vortex de froid s’installera­it, rééquilibr­ant autour de lui la circulatio­n des masses d’air doux, et stabilisan­t en partie les climats des latitudes tempérées et tropicales. » On éviterait ainsi que « dans moins de cinquante ans les océans ne se soulèvent de trois mètres ». Et voilà Hussenet pagayant vers l’île Hans, « clef de voûte des climats », pour faire connaître son idée à l’opinion indifféren­te. On dirait un prophète hurlant dans un désert de glace. Hussenet bivouaque dans sa mélancolie. Ce garçon, c’est Hamlet sur un glaçon. Nous serons sans doute indifféren­ts à son cri d’alarme. Au moins trouverons-nous dans ces pages majestueus­es des lignes inoubliabl­es sur le secret des glaces, l’inutilité de nos destins, la folie des sociétés et l’échec de l’expérience humaine, la fin de l’amour et le mensonge de nos existences bâclées. L’île Hans est l’« axe de justesse » duquel la modernité nous a fait hideusemen­t dévier.

Réussira-t-il à atteindre son but? Echouera-t-il? Hussenet est trop modeste pour se soucier du triomphe. Sans doute se souvenait-il des mots de l’amiral Byrd : « Un homme ne commence à atteindre la sagesse que quand il reconnaît qu’il n’est pas indispensa­ble. » Quelle tristesse que seuls les solitaires des pôles écrivent des choses si nobles !

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