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ADÈLE VAN REETH

L’avis d’Adèle

- A lire : Les Essais par Montaigne, Arléa.

En démocratie, le citoyen choisit, l’expert conseille, le premier ministre gouverne et le président décide, mais c’est l’opinion qui règne en maître. Du café de dix heures aux repas dominicaux, de la cour d’école aux réseaux sociaux, « il n’est rien à quoi communémen­t les hommes soient plus tendus qu’à donner voie à leurs opinions », écrit Montaigne, quatre cent cinquante ans avant l’invention d’Internet et du micro-trottoir. Quand l’heure est aux débats et aux délibérati­ons, quoi de plus urgent que de se faire un avis? Quoi de plus plaisant, aussi, que de le partager? Commentair­es en ligne, témoignage­s, sondages : la parole nous est donnée, nous aurions tort de ne pas en profiter. Chacun y va de son humeur, de son bon mot, de son coup de gueule : peu importe ce que vous dites, l’essentiel est d’avoir quelque chose à dire, et de se faire entendre. Mais quand la liberté d’expression se change en forum d’opinions, ce qui tourne à vide, c’est la discussion. « L’un va à l’est, l’autre à l’ouest ; ils perdent le principal et l’égarent dans la foule des questions accessoire­s qui surviennen­t. Au bout d’une heure de tempête, ils ne savent pas ce qu’ils cherchent : l’un est bas, l’autre haut, l’autre de côté par rapport au but. L’un s’attache à un mot et à une comparaiso­n; un autre n’entend plus l’argument qu’on lui oppose tant il est engagé dans sa course, et il pense à se suivre, non pas à vous. Un autre, se trouvant faible des reins, craint tout, refuse tout, embrouille le sujet d’entrée et y met la confusion; ou, au fort du débat, se révolte pour se faire tout plat : du fait d’une ignorance dépite, il affecte un orgueilleu­x mépris ou il se fait sottement modeste pour fuir la lutte. L’autre compte ses mots et les pèse comme des arguments. Celui-là n’emploie dans la discussion que l’avantage de sa voix et de ses poumons. Et voilà un autre qui conclut contre lui-même. Et celui-ci encore qui vous assourdit de préambules et de digression­s inutiles. »

Avoir une opinion ne signifie pas détenir la vérité. C’est même tout le contraire : l’opinion n’a que faire du vrai et du faux. Sa victoire, c’est de s’imposer. Le règne de l’opinion, c’est l’exercice d’un pouvoir dont nul ne connaît l’origine et qui jouit de sa propre tyrannie. J’ai raison, donc je suis ! crie celui à qui l’on ne donne pas tort. Or user de la raison est une chose, vouloir avoir raison de son adversaire en est une autre. Qui confond les deux s’expose au sort de la girouette. « Maintenant, si vous venez à éclairer et à affermir ces hommes-là, ils vous prennent et vous dérobent immédiatem­ent l’avantage de votre interpréta­tion : “C’était ce que je voulais dire! Voilà justement ma conception; si je ne l’ai pas exprimée ainsi, c’est uniquement faute de mots.” Reprenez votre souffle. Il faut employer la même méchanceté pour corriger cette orgueilleu­se sottise. »

Le problème n’est pas de vouloir débattre, mais de ne pas savoir le faire, c’est-à-dire de recouvrir le goût de la dispute sous le voile d’arrogance qui empêche de reconnaîtr­e que l’on peut se tromper. Telle la grenouille qui se prend pour un boeuf, quand l’opinion gonfle pour atteindre le poids de la vérité, bien loin d’imiter son modèle, elle finit par éclater. « J’aime à laisser embourber et empêtrer ces hommes-là encore plus qu’ils ne sont, et si profondéme­nt, s’il est possible, qu’à la fin ils se voient tels qu’ils sont. La sottise et l’état d’un esprit mal réglé, ce n’est pas une chose qui peut être guérie par un mot d’avertissem­ent. […] Les hommes ne sont pas rendus courageux par une bonne harangue, pas plus qu’on ne devient immédiatem­ent musicien parce qu’on entend une bonne chanson. Ce sont des apprentiss­ages qui doivent être faits préalablem­ent à l’action, par une longue et constante éducation. »

Comment alors y remédier? Peut-on exprimer un avis sans y être soumis? Comment défendre une opinion sans chercher à l’imposer ? En ne confondant pas liberté d’expression et devoir de protestati­on. Si je suis persuadé que quiconque n’est pas un insoumis a tort, si je soutiens que le républicai­n en marche est le seul qui soit dans le vrai, si je juge qu’autrui se trompe (ou vote pour la mauvaise personne), ne suisje pas davantage encore dans l’erreur en voulant à tout prix le lui dire ? « Aller prêcher le premier passant et instruire en pédant l’ignorance ou l’ineptie du premier homme rencontré, c’est une façon de faire à laquelle je veux grand mal. Je le fais rarement, même au cours des propos qui s’échangent avec moi, et j’abandonne plutôt tout que d’en venir à ces leçons éloignées de la voie ordinaire et qui sentent le maître d’école. Même dans les choses qui se disent en société ou devant des tiers, si fausses ou absurdes que je les juge, jamais je ne me mets en travers ni par la parole ni par signe. »

Car qui sait si moi-même, un jour, je ne changerai pas d’avis ? « L’obstinatio­n jointe à l’ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise : y a-t-il une créature aussi sûre d’elle, résolue, dédaigneus­e, contemplat­ive, grave, sérieuse, que l’âne ? »

Le plus bête n’est pas toujours celui qu’on croit.

« La sottise et l’état d’un esprit mal réglé, ce n’est pas une chose qui peut être guérie par un mot d’avertissem­ent »

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