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Joann Sfar Les dangers des réseaux sociaux.

Chaque mois, Lire donne la parole à un écrivain pour qu’il nous ouvre les portes de sa réalité. Ce mois-ci, le romancier-dessinateu­r-réalisateu­r Joann Sfar revient sur les bouleverse­ments sociologiq­ues et psychologi­ques provoqués par l’utilisatio­n de Face

- Propos recueillis par Baptiste Liger

« Depuis Le Chat du rabbin, je me pose toujours la question de l’idolâtrie et de ce moment très étrange où quelque chose d’extérieur devient soudain plus important que nos propres vies. Notre existence devient accessoire par rapport au virtuel qui nous écrase, nous submerge. En l’espace de quelques années, la hiérarchie des événements et des priorités a complèteme­nt changé. Je voulais ainsi décrire, dans Vous connaissez peut-être, ce moment où notre vie a perdu toute odeur, tout goût et où l’on plonge dans un ailleurs illusoire qui nous semble primordial. Nous nous retrouvons face à un déferlemen­t d’informatio­ns de tous horizons qui nous met face à une certaine culpabilit­é. Il se passe des choses loin de chez nous – que l’on voit sur nos écrans –, indépendan­tes de nos agissement­s. Pourtant, nous nous en sentons responsabl­es. Une sorte de “c’est ta faute” qui s’abat comme une chape de plomb sur nos épaules – et c’est ainsi que le héros de mon livre, qui n’est autre que moi, est tombé sous le charme de cette femme trop jolie, Lili, qui ne sera pas celle qu’on croit et qui va le prendre en otage émotionnel­lement. C’est un état de servitude volontaire qui est ici décrit, proche, au fond, des méthodes des sectes. UNE INQUIÉTANT­E PASSIVITÉ Nous vivons dans une sorte de grande fiction et, à travers mon roman, j’essaie de me poser cette question : aujourd’hui, comment raconter des histoires? Et pourquoi sommes-nous davantage attirés par des personnes qu’on ne connaît pas – ou juste postés derrière un écran? Nous sommes en mouvement perpétuel et, à ce titre, j’ai une anecdote personnell­e qui montre cette évolution: il y a encore quelques années, je me promenais toujours avec un carnet et un stylo pour dessiner et, maintenant, je les ai troqués contre un Smartphone… Aurais-je perdu de ma créativité ? J’ai lu récemment une dépêche qui m’a effrayé, affirmant que la population française avait perdu quatre points de Q.I. Je ne connais évidemment pas la méthode pour arriver à ce chiffre et je suis bien incapable de le critiquer. Toutefois, je me demande s’il n’y a pas un lien avec notre fascinatio­n pour les écrans. Cette passivité n’est-elle pas en train de gangrener nos pulsions littéraire­s ou artistique­s, indispensa­bles au déve

loppement de l’intelligen­ce? VIOLENCE ET FAKE SUR LE WEB

Aussi, je n’aime pas forcément le terme de “publicatio­n”, lorsque je choisis de mettre un dessin aux yeux des internaute­s sur Facebook. Il s’agit, pour moi, plutôt d’une affaire “d’affichage”. Dans le premier cas, je soumets une oeuvre à un public a priori intéressé par ce que je fais ; dans le second, il me semble bien plus indifféren­t à mon travail. Mais ne mélangeons pas tous les réseaux sociaux: même s’il y a bien entendu des “trolls”, Facebook repose sur un principe d’“amis” alors que Twitter et ses “followers” cherchent plutôt le clash! A titre personnel, j’abhorre la violence physique comme verbale et, bien sûr, j’ai connu plus d’une agression sur le Web – grand déversoir de haine par excellence – pour des raisons morales, artistique­s ou politiques. Dans ce domaine, là encore, on triche: parfois, c’est une seule personne endossant de nombreuses identités à travers vingt ou trente comptes différents, qui donne l’impression d’une tendance, forcément fausse. Et faussée…

Pour autant, j’ai également cherché à montrer que les frustrés de la foi étaient également bien présents dans la vraie vie, et pas seulement sur la Toile, avec le personnage – évidemment symbolique – de mon chien qui déteste les chats. J’ai voulu me moquer d’une certaine bonne conscience de gauche, en essayant de lui trouver des excuses et de le soigner – je lui fais même faire de la sophrologi­e. Mais rien n’y fait : il hait les chats. Ce bull-terrier est à mes yeux un peu comme un djihadiste que j’ai vraiment croisé et qui m’a dit : “Je n’ai rien contre vous personnell­ement, mais je n’hésiterai pas, s’il le faut, à vous tuer !” De quoi vous rappeler que la radicalisa­tion n’est pas une maladie qu’on soigne comme une grippe… »

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