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SAUVAGES, LIBRES ET ÉTERNELS

- HH Le Garçon sauvage (Il ragazzo selvatico. Quaderno di montagna) par Paolo Cognetti, traduit de l’italien par Anita Rochedy, préface de Vincent Raynaud, 144 p., 10-18, 6,10 € HHH Les Aventures de Nick Adams (The Nick Adams Stories) par Ernest Hemingway,

Un jour, l’écrivain milanais Paolo Cognetti en a eu assez. Il n’arrivait plus à écrire et rêvait de silence et de solitude, ce qui ne va pas forcément ensemble. Nourri de Thoreau, de Whitman, de Krakauer, le jeune homme économisa alors un peu d’argent et partit quelques mois dans une bicoque de pierres et de bois à deux mille mètres d’altitude dans la vallée d’Aoste, faisant face au loin, ça ne s’invente pas, au Grand Paradis. Le voici au printemps, livré à lui-même, découvrant d’autres usages pour ses mains que le clavier d’ordinateur. Il faut ramasser le bois, entretenir le feu, alors que peu à peu l’ouïe s’affûte, l’odorat s’affine. Vient le temps des exploratio­ns et de ce constat : se mettre en congé des autres, ce n’est pas abdiquer tout labeur mais, bien au contraire, se retrouver « affairé de tous côtés » . Paolo Cognetti – dont on peut également lire Les huit Montagnes paru récemment chez Stock – ne nous chante pas une énième rengaine d’un usage du monde revisité de manière extatique. Son récit, Le Garçon sauvage, sorte de journal de bord d’un naufragé volontaire des alpages, est avant tout une plongée subtile dans le voyage au bout de soi-même, avec tout ce que cela comporte de risques : il y va ainsi de l’égarement par monts (et merveilles) comme épreuve nerveuse ou de la solitude comme endurance limite.

Ce compte rendu à l’écriture simple et claire est aussi l’occasion de saluer les grands aînés, tel Ernest Hemingway cité à propos des Aventures de Nick Adams et de son chapitre sur la pêche intitulé « La grande rivière au coeur double » qui aurait pu s’appeler « Le jeune homme et la truite ». Tout l’art de l’écrivain américain est contenu ici en une poignée de pages sublimes où la précision réaliste bride le trop-plein de romanesque sans en gommer pour autant l’inventivit­é. « La seule écriture valable, c’est celle qu’on invente, celle qu’on imagine. C’est ça qui rend les choses réelles », se justifie Nick Adams, le double d’Hemingway qui s’affubla de ce patronyme de bande dessinée afin de révéler ce que fut sa jeunesse, entre une enfance difficile, une incursion de plainpied dans la Première Guerre mondiale et une vie sentimenta­le agitée. Mention spéciale à la nouvelle intitulée Le Dernier Beau Coin du pays dans laquelle deux enfants sont aux prises avec des représenta­nts de la loi aussi tordus que sadiques, et qui n’est pas sans rappeler La Nuit du chasseur par son atmosphère de fuite et ses paysages griffus sous des ciels crépuscula­ires.

Lui aussi fuyait, courant après une vie qui, jour après jour, heure après heure, seconde après seconde, s’échappait hors de lui. L’écrivain et critique Frédéric Badré apprend, en juin 2012, qu’il est atteint de la maladie de Charcot. Son corps, lentement, inexorable­ment, le trahit. Mais connaître la fin d’avance, n’implique pas la soumission et la fatalité. C’est, tout au contraire, l’occasion pour ce lettré de se jeter dans la littératur­e, « un moyen d’apprivoise­r la souffrance. Plaisir de lire, plaisir d’écrire, en contrepoin­t des choses douloureus­es de l’existence » . Se replonger dans les livres aimés, s’accrocher au bord du précipice, jusqu’au bout, pour que demeure « la possibilit­é de faire de la perte une offrande » . La voici, effroyable, lumineuse, inoubliabl­e. Frédéric Badré est mort en 2016. Son livre, lui, est bien vivant, et pour certains d’entre nous, éternel.

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