Et si les forêts pensaient? .....................................
Les végétaux ne sont pas forcément « végétatifs », comme le montrent le philosophe italien Emanuele Coccia et l’anthropologue Eduardo Kohn.
Notre regard sur les plantes serait-il en train de changer ? Longtemps, le règne végétal est resté la chasse gardée des biologistes et des chercheurs en sciences naturelles. Anthropologues, ethnologues et autres penseurs s’intéressaient essentiellement au monde humain, étudiant la manière dont les sociétés et les cultures naissent, s’organisent et fonctionnent. Mais un nouveau champ de recherches semble émerger autour de la vie végétale. Et, sur les étals des librairies, un nombre croissant d’ouvrages attribue aux plantes un rôle central dans la compréhension de notre monde.
L’ÂME VÉGÉTATIVE
Sortant des marges silencieuses du champ cognitif, les plantes se trouvent désormais dotées de qualités propres. Porteuses de faits sociaux, politiques, et même métaphysiques, elles deviennent objets de sens, de conscience, d’interprétations. De quoi ce regain d’intérêt est-il le signe, à un moment où la planète traverse une crise écologique globale et sans précédent?
Dans un essai paru l’an dernier – La Vie des plantes, le philosophe italien Emanuele Coccia présentait la vie végé- tale comme « la forme la plus intense, la plus radicale et la plus paradigmatique de l’être-au-monde » . Se référant notamment à la philosophie antique, il rappelait l’importance donnée par Aristote à ce qu’il appelle « l’âme végétative » . Distinguée de l’âme sensitive et de l’âme intellective, l’âme végétative se définit par sa capacité à croître, à se nourrir et à se reproduire. Porteuse des facultés fondamentales de tout être vivant, les plantes incarneraient donc une sorte de souffle, une origine première à l’origine de la matière-monde. Dès lors, étudier philosophiquement les plantes consisterait à cerner et à formuler les principes de souffle vital par la formulation de théories de la feuille, de la fleur, de la racine. L’idée d’Emanuele Coccia n’est pas ici d’accorder un primat au règne végétal, mais plutôt d’atténuer la coupure conceptuelle trop nette qui sépare les humains du reste des êtres. Pour comprendre l’organisation du vivant, il est central d’englober et de prendre sérieusement en considération « l’essence des plantes » . Car loin de s’opposer, humain et végétal ne cesserait d’échanger, de s’entrelacer, de s’interpénétrer dans un mélange fluide et permanent « de tout avec tout » . Cette position tente d’évacuer le risque d’une forme raffinée mais néanmoins latente d’anthropomorphisme. Car peut- on accéder à « la vie des plantes » sans la colorer de nos catégories d’analyse, sans la regarder à travers nos normes et nos conventions proprement humaines et symboliques ? AU-DELÀ DE L’HUMAIN
Ethnologue et spécialiste des peuples Runa d’Amazonie, l’Américain Eduardo Kohn ambitionne de dépasser plus radicalement cette impasse en plaçant d’emblée son curseur « au-delà » de la distinction traditionnelle entre humain et non-humain. Dans son livre Comment pensent les forêts, salué par la communauté scientifique comme un ouvrage majeur qui fera date, il propose de se placer à l’échelle de la forêt pour s’ouvrir à une forme de pensée plus large, plus englobante que la pensée spécifiquement humaine. Selon Eduardo Kohn, il s’agit, pour sortir de « l’impérialisme humain » , de cesser de traiter l’homme comme une exception pour, au contraire, le réinsérer dans le prolongement d’un monde peuplé d’autres vivants qui voient, sentent et interprètent eux aussi de manière riche et sophistiquée. A ce titre, la forêt constitue un réseau complexe, un assemblage en mouvement de différents « points de vie » trop souvent simplifiés et réduits. Véritable expérience d’immersion dans l’univers complexe et touffu de la forêt, l’ouvrage d’Eduardo Kohn oblige à abandonner bien des idées reçues pour faire sentir et accepter une « pensée » faite de relations hors de nos représentations. Faisant peu à peu émerger de nouveaux outils conceptuels et poétiques permettant d’accéder à « ce qui se trouve audelà de l’humain » , il se donne pour horizon d’ « aider à comprendre comment mieux vivre dans un monde que nous partageons avec d’autres sortes de vies » . Le résultat est fascinant et vertigineux.
Estelle Lenartowicz