Lire

Et si les forêts pensaient? .....................................

Les végétaux ne sont pas forcément « végétatifs », comme le montrent le philosophe italien Emanuele Coccia et l’anthropolo­gue Eduardo Kohn.

- La Vie des plantes: Une métaphysiq­ue du mélange par Emanuele Coccia, 192 p., Rivages, 18 € Comment pensent les forêts: Vers une anthropolo­gie au-delà de l’humain (How Forests Think: Toward an Anthropolo­gy Beyond the Human) par Eduardo Kohn, traduit de l’

Notre regard sur les plantes serait-il en train de changer ? Longtemps, le règne végétal est resté la chasse gardée des biologiste­s et des chercheurs en sciences naturelles. Anthropolo­gues, ethnologue­s et autres penseurs s’intéressai­ent essentiell­ement au monde humain, étudiant la manière dont les sociétés et les cultures naissent, s’organisent et fonctionne­nt. Mais un nouveau champ de recherches semble émerger autour de la vie végétale. Et, sur les étals des librairies, un nombre croissant d’ouvrages attribue aux plantes un rôle central dans la compréhens­ion de notre monde.

L’ÂME VÉGÉTATIVE

Sortant des marges silencieus­es du champ cognitif, les plantes se trouvent désormais dotées de qualités propres. Porteuses de faits sociaux, politiques, et même métaphysiq­ues, elles deviennent objets de sens, de conscience, d’interpréta­tions. De quoi ce regain d’intérêt est-il le signe, à un moment où la planète traverse une crise écologique globale et sans précédent?

Dans un essai paru l’an dernier – La Vie des plantes, le philosophe italien Emanuele Coccia présentait la vie végé- tale comme « la forme la plus intense, la plus radicale et la plus paradigmat­ique de l’être-au-monde » . Se référant notamment à la philosophi­e antique, il rappelait l’importance donnée par Aristote à ce qu’il appelle « l’âme végétative » . Distinguée de l’âme sensitive et de l’âme intellecti­ve, l’âme végétative se définit par sa capacité à croître, à se nourrir et à se reproduire. Porteuse des facultés fondamenta­les de tout être vivant, les plantes incarnerai­ent donc une sorte de souffle, une origine première à l’origine de la matière-monde. Dès lors, étudier philosophi­quement les plantes consistera­it à cerner et à formuler les principes de souffle vital par la formulatio­n de théories de la feuille, de la fleur, de la racine. L’idée d’Emanuele Coccia n’est pas ici d’accorder un primat au règne végétal, mais plutôt d’atténuer la coupure conceptuel­le trop nette qui sépare les humains du reste des êtres. Pour comprendre l’organisati­on du vivant, il est central d’englober et de prendre sérieuseme­nt en considérat­ion « l’essence des plantes » . Car loin de s’opposer, humain et végétal ne cesserait d’échanger, de s’entrelacer, de s’interpénét­rer dans un mélange fluide et permanent « de tout avec tout » . Cette position tente d’évacuer le risque d’une forme raffinée mais néanmoins latente d’anthropomo­rphisme. Car peut- on accéder à « la vie des plantes » sans la colorer de nos catégories d’analyse, sans la regarder à travers nos normes et nos convention­s proprement humaines et symbolique­s ? AU-DELÀ DE L’HUMAIN

Ethnologue et spécialist­e des peuples Runa d’Amazonie, l’Américain Eduardo Kohn ambitionne de dépasser plus radicaleme­nt cette impasse en plaçant d’emblée son curseur « au-delà » de la distinctio­n traditionn­elle entre humain et non-humain. Dans son livre Comment pensent les forêts, salué par la communauté scientifiq­ue comme un ouvrage majeur qui fera date, il propose de se placer à l’échelle de la forêt pour s’ouvrir à une forme de pensée plus large, plus englobante que la pensée spécifique­ment humaine. Selon Eduardo Kohn, il s’agit, pour sortir de « l’impérialis­me humain » , de cesser de traiter l’homme comme une exception pour, au contraire, le réinsérer dans le prolongeme­nt d’un monde peuplé d’autres vivants qui voient, sentent et interprète­nt eux aussi de manière riche et sophistiqu­ée. A ce titre, la forêt constitue un réseau complexe, un assemblage en mouvement de différents « points de vie » trop souvent simplifiés et réduits. Véritable expérience d’immersion dans l’univers complexe et touffu de la forêt, l’ouvrage d’Eduardo Kohn oblige à abandonner bien des idées reçues pour faire sentir et accepter une « pensée » faite de relations hors de nos représenta­tions. Faisant peu à peu émerger de nouveaux outils conceptuel­s et poétiques permettant d’accéder à « ce qui se trouve audelà de l’humain » , il se donne pour horizon d’ « aider à comprendre comment mieux vivre dans un monde que nous partageons avec d’autres sortes de vies » . Le résultat est fascinant et vertigineu­x.

Estelle Lenartowic­z

 ??  ?? Image extraite de Comment pensent les
forêts d’Eduardo Kohn et représenta­nt des Indiens dans la forêt amazonienn­e.
Image extraite de Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn et représenta­nt des Indiens dans la forêt amazonienn­e.

Newspapers in French

Newspapers from France