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Jean-Philippe TOUSSAINT

« Tant que le livre n’est pas achevé, tout reste ouvert, tout est encore possible… »

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LE LIVRE Avec Toussaint, c’est Noël avant l’heure. En effet, nombreux ont été les lecteurs à s’être enthousias­més pour ces quatre ouvrages qui se répondaien­t :

Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie et Nue. Mais, pour ce disciple de Beckett, ce quatuor romanesque ne formait qu’une seule et même oeuvre et il convenait de réunir toutes ces histoires en un volume. C’est désormais chose faite avec les sept cents pages, exquises, de M.M.M.M., quatre lettres qui correspond­ent aux initiales de l’héroïne, Marie Madeleine Marguerite de Montalte. On doit à Jean-Philippe Toussaint – découvert grâce à La Salle de bain, paru au milieu des années 1980 – quelques-unes des plus belles scènes de la littératur­e française contempora­ine. De nombreux lecteurs ont été marqués par ce cheval à l’aéroport dans La Vérité sur Marie ou par les malheurs de ce top-modèle avec sa « robe de miel » entourée d’abeilles dans Nue… Ces deux grands moments sont d’ailleurs rappelés dans son nouveau livre. Un objet inclassabl­e, intitulé Made in China, qui s’ouvre sur un portrait de son éditeur chinois, Chen Tong – fan d’Alain Robbe-Grillet et grand passionné d’art. L’ouvrage prend ensuite la forme d’un essai sur les aléas de la création littéraire (on y trouve des phrases comme « chaque livre achevé est une somme de hasards infinitési­maux, qui sont comme autant de fleurs recueillie­s sur le bord de la route, que l’on cueille en chemin pour les intégrer à la pâte romanesque en cours » ). Et il se termine sur le récit bien réel du tournage de l’adaptation vidéo – on y revient – de la scène dite de la « robe de miel » . Livre faussement mineur, Made in China mêle ainsi les registres littéraire­s et les techniques d’écriture et donne au passage bien des clés pour saisir au mieux une oeuvre délicate, aux accents théoriques mais qui n’oublie jamais son lecteur. Il convenait dès lors de discuter avec l’écrivain belge de son approche de l’écriture, de son rapport à l’Asie, de son amour du sport, aussi…

Dans l’écriture, on ne peut compter que sur soi-même

Avez-vous grandi au milieu des livres?

> Jean-Philippe TOUSSAINT. Oui. Mon père, Yvon Toussaint, était journalist­e. Il a été directeur du journal Le Soir et a publié plusieurs romans. Ma mère, Monique Lanskorons­kis, était passionnée de littératur­e et a ouvert une librairie à Bruxelles à la fin des années 1970. Il y a donc toujours eu énormément de livres à la maison. Pour autant, ma première réaction a plutôt été une réaction de rejet. Les deux aspects sont importants, la présence massive de livres à la maison et le rejet initial, comme un écoeuremen­t devant tant de richesses offertes. Après le bac, j’ai fait Sciences-Po et un DEA d’histoire à Paris. Je ne soupçonnai­s pas un instant à ce moment-là que je deviendrai­s écrivain. C’est venu soudaineme­nt. La décision d’écrire, je l’ai prise un jour à l’improviste, dans un bus, entre la place de la République et la place de la Bastille. Quels ouvrages ont été essentiels pour vous, à cette époque? > Lorsque j’étais étudiant, je n’avais aucun goût particulie­r pour la lecture. Je le dis de façon un peu provocatri­ce dans L’Urgence et la Patience : « Je ne lisais pratiqueme­nt rien (un Balzac, un Zola, des trucs comme ça). » La formulatio­n est peut-être exagérée, mais cela correspond­ait assez bien à la réalité. A l’époque, je ne raisonnais pas de manière littéraire. Je me disais que ces livres étaient surtout intéressan­ts d’un point de vue disons « social ». On peut dire que Zola est une lecture que j’ai faite quand je ne lisais pas…

A cette époque, je crois savoir que vous alliez en revanche beaucoup au cinéma!

> Absolument. Dans les années 19701980, le cinéma était vraiment l’art central de la société. Pour moi, la littératur­e n’existait pas vraiment, elle était présente au loin, dans le brouillard, mais je ne la voyais pas. Un jour, le brouillard s’est dissipé, et j’ai fini par la découvrir… J’allais beaucoup au cinéma quand j’étais étudiant. Dans le fond, même si ce n’était pas vraiment formulé, je pense que j’avais envie de devenir cinéaste. Mais il fallait bien se frotter au réel, et on ne devient pas cinéaste comme ça du jour au lendemain. Si j’ai pu faire des films par la suite, c’est grâce au succès de mes livres… Quels étaient les cinéastes dont l’oeuvre vous fascinait? > Oh, il y en avait beaucoup. Je citerai d’abord Fellini, et puis Antonioni qui continue de m’intéresser beaucoup aujourd’hui. D’une façon générale, tout le cinéma italien de l’époque, qui était à la fois très formel, très raffiné, et en même temps qui parvenait à toucher le grand public. Et puis quelques grands noms, comme Orson Welles ou Lubitsch. Sans oublier le cinéma français, la Nouvelle Vague. Dans l’opposition GodardTruf­faut, qui rappelle le duel classique Beatles-Rolling Stones, même si les deux sont très intéressan­ts, paradoxale­ment, j’avais plutôt un penchant pour Truffaut. Pourquoi? Parce que, chez lui, il y a toujours eu quelque chose lié au plaisir immédiat. Il n’oublie jamais la rigueur formelle, l’invention, mais il garde toujours à l’esprit le souci de dialoguer avec le spectateur. Alors, quel a été le déclic pour la littératur­e?

> Je dois mon entrée en écriture – pour utiliser un terme religieux (rires) – à la conjonctio­n de deux choses. Tout d’abord, il y a eu la lecture des Films de ma vie de Truffaut, justement, qui explique aux jeunes gens qui ont envie de faire du cinéma mais qui n’en ont pas les moyens de se mettre à écrire. Le conseil n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd! L’autre raison, c’est la découverte de Crime et châtiment de Dostoïevsk­i. En le lisant, j’ai pris conscience de la force que pouvait avoir la littératur­e. Je me suis identifié au personnage de Raskolniko­v. Le temps de la lecture, je suis devenu moi-même un assassin, et cela m’a profondéme­nt troublé. Un mois après avoir lu ce livre, je me suis mis à écrire. Au début des années 1980, vous avez travaillé pendant plusieurs années sur un roman qui, finalement, n’a jamais été publié…

> Oui, le livre s’appelait Echecs. J’en ai fait neuf versions, je l’ai retravaill­é pendant cinq ans. Je l’ai écrit à la première personne, à la troisième personne, au présent, au passé. En quelque sorte, je faisais mes gammes. Cette expérience m’a permis de comprendre le travail inlassable qu’exige la littératur­e.

Aviez-vous cherché à faire paraître ce premier texte?

> Oui, bien sûr. Je l’ai présenté à plusieurs éditeurs, mais il a toujours été refusé. Il a failli être publié plusieurs fois. Mais, rétrospect­ivement, je me rends compte que c’est une grande chance que cela n’ait jamais abouti. Quand Jérôme Lindon, le directeur des Editions de Minuit, a décidé de publier La Salle de bain qui est devenu mon premier roman « officiel », le livre est apparu comme le premier roman d’un auteur inconnu, alors que j’avais déjà une certaine expérience d’écriture derrière moi. Vous n’aviez pourtant pas forcément un « profil » Minuit, tel qu’on le voyait généraleme­nt dans les années 1980…

> Ce qui me rattache aux Editions de Minuit, c’est une exigence littéraire, une volonté de recherche qui est commune à tous les auteurs qui y sont publiés. J’avais aussi une admiration inconditio­nnelle pour Samuel Beckett. Être publié dans la même maison que Beckett était la plus belle chose qui puisse m’arriver. En fait, La Salle de bain avait été refusé par tous les éditeurs avant que Jérôme Lindon décide de le publier. Lorsque le livre a eu du succès, Jérôme Lindon était d’autant plus fier d’être le seul à l’avoir découvert.

Comment avez-vous travaillé avec lui ? Etait-il très intrusif sur vos différents manuscrits ?

> Il était, oui, très exigeant. Un jour que je lui écrivais pour lui demander son avis sur une multitude de détails, il m’a répondu: « Réfléchiss­ez et recontacte­z-moi quand vous aurez terminé, c’est vous l’écrivain. » La phrase m’a frappé: « C’est vous l’écrivain. » Il me disait cela alors qu’il était un éditeur reconnu, qu’il avait publié Beckett et Duras, et que moi, je n’étais qu’un jeune écrivain débutant. Ce fut une véritable leçon. Par la suite, chaque fois que je me suis trouvé confronté à un problème littéraire, j’ai toujours repensé à cette phrase. Dans l’écriture, on ne peut compter que sur soi-même. Après la mort de Jérôme, en 2001, c’est Irène Lindon, sa fille, qui a repris la direction des Editions de Minuit, et je retrouve avec elle la même exigence littéraire et la même relation de confiance. On sait que vous êtes très lu à l’étranger et, en particulie­r, en Asie.

> J’attache beaucoup d’importance à la traduction. Depuis 2000, je travaille régulièrem­ent avec mes traducteur­s au Collège de Seneffe, en Belgique. Il ya, à chaque fois, une dizaine de traducteur­s invités, et nous faisons des sessions de travail ensemble autour d’un livre précis. C’est très enrichissa­nt. La traduction est une merveilleu­se ouverture sur le monde et la diversité des cultures. Il y a évidemment une dimension littéraire dans la tra- duction, mais il y a aussi une dimension humaine, chaleureus­e et amicale. La chose la plus exceptionn­elle qui me soit arrivée avec la traduction, c’est le succès de mes livres au Japon, La Salle de bain d’abord, mais également les livres suivants, Monsieur et L’Appareil-photo, qui se sont vendus chacun à plus de cent mille exemplaire­s. A partir des années 1990, j’ai été régulièrem­ent invité au Japon. Au départ, je ne connaissai­s quasiment rien de ce pays, j’avais vu quelques films de Kurosawa et lu quelques livres de Kawabata, mais rien de plus. C’est grâce à mes livres que j’ai découvert le Japon. L’expérience s’est renouvelée en Chine, et, aujourd’hui, tous mes livres sont traduits en chinois. Qu’est-ce qui, selon vous, plaît au public asiatique dans votre travail ?

> C’est difficile à dire. L’une des réponses possibles, c’est qu’il y a dans mes livres un mélange entre des faits quotidiens apparemmen­t anodins et des conception­s philosophi­ques élevées, un mélange entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. J’ai été un temps en résidence au Japon, à la Villa Kujoyama, et j’ai aussi vécu trois mois d’affilée en Chine en 2001. De telles expérience­s ont naturellem­ent eu une influence sur ma vie. En réalité, je me suis rendu compte là-bas que ce que j’avais toujours fait inconsciem­ment dans mes livres était une constante dans l’art asiatique. Dans la poésie japonaise, ou dans la peinture chinoise, il y a une

grande attention à la saison, on trouvera toujours une notation qui rappelera un élément naturel, un étang, la pluie, la brume sur une montagne. C’est également ce que j’essaie de faire dans mes livres : mêler des histoires personnell­es subjective­s à des notations universell­es intemporel­les. Comme vous l’avez dit tout à l’heure, l’intérêt à l’échelle internatio­nal pour vos livres vous a permis de faire du cinéma – en tant que scénariste et en tant que metteur en scène.

> Il y a deux périodes. Jusqu’en 2000, j’ai tourné des films en 35 mm. Il y a l’adaptation de La Salle de bain, réalisée par John Lvoff avec qui j’ai écrit le scénario, et le film Monsieur, que ma soeur a produit. Il y a aussi le film La Patinoire, qui a représenté plus de deux ans de travail intensif. Pendant cette période, j’ai assouvi ce rêve de faire du cinéma, cette passion. Par la suite, à partir des années 2000, je me suis consacré essentiell­ement à l’écriture, je n’avais plus de temps à employer pour d’autres projets. Mais j’ai quand même continué à faire du cinéma, sous une forme plus expériment­ale, avec des vidéos où j’adaptais certaines scènes de mes livres. C’était quand même du cinéma, mais avec des moyens plus légers. Les films étaient montrés dans des centres d’art ou des musées, comme au Louvre, en 2012, lors de l’exposition Livre/Louvre, quand j’ai été invité à faire une exposition sur le thème du livre.

‘ Quand j’écris, je reste toujours à l’écoute des possibilit­és du texte ’’

On peut lire aujourd’hui en un seul volume le cycle qui réunit vos quatre derniers romans – Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie et Nue – sous le titre M.M.M.M. Comment vous est venue l’idée de ce projet?

> Au départ, quand j’ai commencé l’écriture de Faire l’amour, je ne pensais pas m’engager dans un cycle romanesque qui allait m’occuper plus de dix ans. Mais, à la fin de l’écriture du livre, il y avait une scène que j’avais imaginée qui n’avait pas trouvé sa place dans le récit. Plus tard, alors que j’étais en Chine, je me suis dit : « Et si je faisais une suite, si je reprenais les mêmes protagonis­tes, les mêmes lieux? » J’ai compris alors l’intérêt qu’il pouvait y avoir à écrire des romans qui étaient à la fois autonomes, mais qui s’inscrivaie­nt aussi dans un ensemble roma-

nesque plus vaste. Voilà comment est né M.M.M.M. C’est très émouvant de découvrir aujourd’hui l’ensemble du cycle publié en un seul volume. Ces romans – qui, désormais, n’en forment qu’un – sont aussi célèbres grâce à certains morceaux de bravoure, au fond très picturaux. Par exemple, comment avez-vous imaginé le fameux passage avec le cheval Zahir sur le tarmac de l’aé

roport, dans La Vérité sur Marie? > En réalité, quand j’écris, je suis toujours en attente de ces images, je reste à l’affût, en disponibil­ité. L’image, chez moi, précède la narration. Ainsi, l’une des premières images qui me soit venue pour La Vérité sur Marie, c’est celle d’un cheval qui vomit dans un avion en vol. Cette image s’est imposée à moi, comme une fulgurance. Elle me plaisait, parce qu’elle réunissait quelque chose d’intemporel, d’universel, un cheval, et quelque chose de très contempora­in, symbolisan­t la modernité, un avion: le pur-sang et le Boeing 747. C’est à partir de cette image que j’ai construit le roman. Qui était ce cheval? A qui appartenai­t-il? Que faisait-il dans ce Boeing ? Qu’est- ce qui le reliait à Marie? Puis, j’ai entrepris des recherches pour la préparatio­n du livre et la première chose que j’ai découverte, c’est que les chevaux ne vomissaien­t pas ! Ah, c’était mal parti (rires) ! Mais, même si j’ai un plan assez détaillé quand j’écris, je reste toujours à l’écoute des possibilit­és du texte. Par exemple, il n’était pas prévu initialeme­nt que le cheval s’échappe sur le tarmac de l’aéroport de Narita. C’est pendant l’écriture que cette possibilit­é m’est apparue, et j’ai laissé faire, j’ai laissé le cheval s’échapper dans la nuit…

La réussite d’une scène comme celle-ci tient aussi à la justesse de l’écriture, au rythme de la phrase, à la précision de l’adjectif. De quelle manière travaillez­vous ces passages?

> Oh, avec le cheval, c’était presque trop facile. Il n’y avait qu’à suivre l’énergie qui se dégageait. De toute manière, les scènes les plus frappantes ne sont pas nécessaire­ment celles qui m’ont demandé le plus de travail. Dans le passage de l’aéroport, la fuite du cheval sur le tarmac créait sa propre dynamique. En revanche, d’autres scènes sont beaucoup plus construite­s, comme la robe en miel de Nue. Mais, quel que soit le décor, je soigne toujours la lumière. Au cinéma, on passe énormément de temps à éclairer le plateau, cela peut demander deux ou trois heures de préparatio­n. Eh bien, c’est la même chose dans mes livres. Même si c’est avec des mots, je « fais » la lumière. Dans les premières pages de Faire l’amour, j’ai passé beaucoup de temps à éclairer la chambre d’hôtel à Tokyo où

se trouvent les personnage­s, j’ai décrit avec précision les néons qui clignotaie­nt dans la nuit et qui entraient dans la pièce, pour permettre au lecteur de visualiser l’endroit où les personnage­s sont en train de faire l’amour…

Le titre, Faire l’amour : d’où vient-il? > Il s’est imposé à moi tout de suite. Au début je le gardais secret, je n’osais pas le révéler. Quand on me demandait quel était le titre de mon nouveau livre, je chuchotais: « Faire l’amour » . Vous avez évoqué la fameuse robe de miel décrite au début de Nue. Or, vous avez récemment porté à l’écran, dans une vidéo, ce moment (vous racontez le tournage dans Made in China). Au fond, préférez-vous imaginer une scène a priori impossible à adapter ou, inversemen­t, relever le challenge de représente­r ce qui semble non transposab­le à l’écran? > J’aime les deux, mais pas au même moment (rires).

Made in China est un curieux objet littéraire. A la fois récit décrivant l’amitié avec votre éditeur chinois Chen Tong, essai sur la création littéraire, et sorte de document sur le tournage de The

Honey Dress, le tout avec des procédés de roman. Pourquoi avez-vous choisi de mêler à ce point les genres?

> Oui, il y a plusieurs registres dans le livre. C’est à la fois une chronique, un roman, un journal et un essai. De prime abord, il évoque les coulisses du tournage de The Honey Dress en Chine. Mais, à la chronique de ce tournage, vient se mêler insidieuse­ment un texte de réflexion théorique sur la création. Et c’est aussi, vous avez raison, un portrait de mon ami Chen Tong, mon éditeur chinois. Il y a un moment, dans le livre, où je suis très touché par quelques mots qu’il prononce à la fin d’un repas, qui me font ressentir, au-delà des cultures et des langues, ce que peut être la réussite d’une relation profession­nelle, et même, plus largement, ce que peut être l’amitié. Chen Tong – qui est par ailleurs fondateur de la librairie Borges à Canton et commissair­e d’exposition – a l’air d’être un personnage de fiction tout droit issu d’un roman de Jean-Philippe Toussaint. Alors qu’il est un individu en chair et en os… > Oui, je suis parti d’un personnage réel en essayant d’en extraire le potentiel ro- manesque. J’ai traité la réalité comme un romancier. Pour décrire Chen Tong, je suis parti de ce qu’il était vraiment, de ce que j’avais pu observer de lui. Lorsque, dans le livre, je le regarde s’éloigner dans le hall d’un hôtel de Guangzhou et que je parle de « sa démarche chaloupée, le corps ramassé, dense, concentré » , je m’inspire de ce que j’ai réellement observé. Mais il est possible qu’à l’arrivée, Chen Tong apparaisse dans mon livre encore plus vrai que nature. C’est là la force paradoxale de la fiction. Comme vous l’avez remarqué, le hasard

semble très présent dans Made in China… > Oui, à tel point qu’à un moment j’ai même pensé sous-titrer le livre « une variation sur le hasard » . Il y a, au coeur du livre, une réflexion sur la place que le hasard occupe dans la création artistique. Quand on écrit un livre, on est toujours soumis au hasard. Tout ce qu’on vit va forcément avoir une incidence sur ce qu’on est en train d’écrire. Mais on sait aussi que ce n’est pas complèteme­nt vrai, que le livre n’est pas entièremen­t soumis aux quatre vents du hasard, qu’il y a toujours quelque chose de plus essentiel qui le structure. Tant que le livre n’est pas achevé, tout reste ouvert, tout est encore possible, on peut se servir de toutes nos expérience­s pour le nourrir. Mais, dès que le livre se termine, cette ouverture au possible se clôt définitive­ment : « L’oeuvre se referme au vent des fortuits, et devient la fatalité qu’elle devait être. »

Le sport et en premier lieu le football, sur lequel vous avez écrit ( La Mélancolie

de Zidane et Football) n’est-il pas la meilleure illustrati­on de l’importance du hasard dans nos vies?

> Ce qui me passionne dans le sport, c’est le rapport au temps. Quand on regarde un match de football, l’avenir, à brève échéance, est irrésolu. Il est fondamenta­lement ouvert. C’est pourquoi il est indispensa­ble de ne pas connaître le résultat final quand on regarde une rencontre. Nous sommes alors, le temps que dure la partie, dans un cocon de temps, préservé des blessures du monde extérieur et des misères inhérentes à la condition humaine. J’utilise à dessein ce vocabulair­e pascalien, car c’est bien une variation pascalienn­e contempora­ine autour du divertisse­ment que j’ai essayé de faire en parlant de football. Mais je voudrais vous raconter une anecdote au sujet du hasard. Le mois dernier, vous avez fait dans Lire un grand entretien avec l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard. Or, j’ai fait sa connaissan­ce il y a quelques mois, justement lors d’un match de football. C’était à Dortmund, en avril dernier, nous avions été invités à assister à un quart de finale de la Ligue des champions par le responsabl­e de la communicat­ion du club, qui est un grand amateur de littératur­e. Nous avons fait le déplacemen­t spécialeme­nt jusqu’à Dortmund, Knausgaard venant de Suède et moi de Bruxelles. Mais, je ne sais pas si vous vous souvenez, le match a été annulé au dernier moment, parce que le bus de l’équipe de Dortmund a été victime d’un attentat. Et nous avons donc fini la soirée comme des âmes en peine dans le bar d’un hôtel à regarder l’autre quart de finale à la télévision… Vous voyez, parfois, même dans la vie, la fiction rejoint la réalité. Propos recueillis par Baptiste Liger Photos E. Garault/Pasco pour Lire

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« Je me suis rendu compte que ce que j’avais toujours fait inconsciem­ment dans mes livres était une constante dans l’art asiatique. »
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HHH Made in China par Jean-Philippe Toussaint, 192 p., Minuit, 15 € HHHH M.M.M.M. par Jean-Philippe Toussaint, 704 p., Minuit, 29 €

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