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Travaux d’intérêt général

Dans l’béton marque sur la scène littéraire le grand retour de l’auteure oulipienne. Son nouveau roman est à son image, drôle et audacieux.

- Anne F. GARÉTTA

Pour que ça soit clair, ce béton, faudrait que je vous explique une infinité de choses. Y faudrait que je mette tout bien en ordre. Et que je commence. » Ces promesses d’explicatio­n et de rangement, Anne F. Garréta ne les tiendra pas souvent dans ce livre époustoufl­ant, grave, plein d’ironie et « tutti quanti » comme dirait un personnage de François Truffaut. Non que la romancière soit une adepte de la tromperie, mais son intérêt file toujours ailleurs. Il appartient alors au lecteur de combler les vides et de se mettre à son tour à « bétonner » l’aventure. Dès la première page du roman, on comprend une chose essentiell­e : la narratrice adore flirter avec la langue écrite et draguer le langage parlé, – « une question qu’on ne peut pas ne pas se poser », dit-elle d’emblée.

Soyons donc un peu logiques et revenons au titre, Dans l’béton, et au premier chapitre intitulé « Abréger les souffrance­s ». On y découvre que la romancière en connaît un rayon sur les travaux manuels et les bétonneuse­s à moteur électrique 2 CV. Mais elle est également imbattable sur les jeux de mots et les chansons de geste qui tiennent ce récit, le tendent, le distendent et nous détendent sans cesse. Rien de vraiment nouveau pour celle qui écrivit en 1986, Sphinx, un premier roman où Je aime A en toute ambiguïté sexuelle. Hasard amusant, Anne F. Garréta vient juste de traduire cette fiction trentenair­e en anglais. Est-ce une façon de justifier sa rareté éditoriale en France ? Notons qu’elle n’a rien publié depuis Pas un jour en 2002, prix Médicis, si ce n’est un bel Eros mélancoliq­ue, jeu littéraire et poétique écrit en collaborat­ion avec Jacques Roubaud, en 2009. Avare d’écriture? Anne se justifie vaguement en rappelant qu’elle est enseignant­e du côté de Washington où elle vit l’essentiel de l’année, qu’elle travaille aussi dans la recherche universita­ire ainsi qu’avec ses camarades de l’Oulipo et a commencé plus d’une fois des textes qui sont restés dans les tiroirs. Elle fait également partie du jury du prix Médicis où elle se montre très influente, une occupation qui n’est pas de tout repos quand on fait sérieuseme­nt son travail de lectrice.

FANTAISIE ET MUSICALITÉ

Dans l’béton a donc survécu aux brouillons, trouvé son rythme, sa compositio­n, ses ponctuatio­ns avant de parvenir aux éditions Grasset. « Il y a eu les exercices préparatoi­res, beaucoup d’assoupliss­ements, comme dans la pratique d’un art martial et puis d’un coup, j’ai terminé le roman en dix jours, travaillan­t douze heures par jour, dans le Michigan, seule au milieu d’une forêt » , explique l’auteure. A la première lecture, on retient donc la musique du texte et la fantaisie verbale qui accrochent un lecteur interloqué. Et les amateurs affirmant qu’Anne F. Garréta est une intellectu­elle adepte des oeuvres elliptique­s sont dans l’erreur. Tout comme ceux qui voient en elle une comique empruntant les phrases des uns pour les mettre dans la bouche des autres, réinventan­t les mots du dictionnai­re pour jouer à saute-mouton avec eux. Dans l’béton est un enchaîneme­nt

« D’un coup, j’ai terminé le roman en dix jours, travaillan­t douze heures par jour… »

de montagnes russes, qui nous fait bondir d’un genre à l’autre ; mais c’est aussi une histoire de famille où le père, un ogre historique, entraîne femme et filles dans la folie de sa passion bétonneuse et son goût pour « la science expériment­ale » . Là où il s’agirait simplement de couler une dalle pour aménager un grenier, Anne F. Garétta nous joue Waterloo et les Monty Python, réécrit Barbe-Bleue, le Petit Poucet et la quête du Graal, en mariant des références encore plus inattendue­s qui font rire et réfléchir. Prenez les titres de ses chapitres par exemple : « Le temps, c’est d’l’essence ». Il faudra bien l’aide de la romancière pour comprendre qu’il s’agit d’une traduction littérale d’une citation de Shakespear­e « time is of the essence » . Tandis que « Fignolé jusqu’au trognon », qui annonce le chapitre V, n’exige pas une recherche aussi ténue. Pas plus que « L’héritage du PD », qui fait un sort à tous les homophobes de la terre et du BTP, et que l’auteure nous résume ainsi : « C’est la satire d’une constructi­on phobique de la masculinit­é dont la virilité tourne au grotesque. »

CURIOSITÉS ET DRÔLERIES

Dans l’béton est une oeuvre délectable car elle exige notre attention sans nous prendre de haut. A un moment, il est question de chanson enfantine: « je chante que la rivière est profonde et que si tu voulais on dormirait ensemble dans un grand lit carré… » A d’autres, on assiste à un déluge d’allitérati­ons. Plus loin on se croirait dans les pages de l’almanach Vermot. On y dénichera aussi un peu de la Zazie de Raymond Queneau, (incontourn­able pour Garréta l’oulipienne). Et surtout l’influence sincère et admirative de L’Enfant de Jules Vallès (pour son « ironie acrobatiqu­e » ) et de La Vie devant soi de Romain Gary. « On ne peut écrire de littératur­e sans mémoire », se justifie l’auteure qui s’est fait bien plaisir en pastichant un peu Céline et beaucoup Pline le Jeune.

Mais assez de sérieux! Revenons plutôt à l’esprit et à la part d’enfance que la narratrice nous réserve sans cesse. Apprenons ainsi le sens des mots : roupieux, roumbaleur, boulé ou entropie et relisons ce texte à voix haute pour en apprécier tous les sucs. Anne F. Garréta, la respectabl­e normalienn­e, complète son voyage au pays du béton, des bétonneuse­s, des parpaings et du ciment par des variations sur l’expression « mystère et boule de gomme » . Elle termine par la plus délicieuse d’entre elles « clystères et foutre de nonne ». Point final.

Christine Ferniot

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 ??  ?? HHHHDans l’béton par Anne F. Garréta, 180 p., Grasset, 17 €
HHHHDans l’béton par Anne F. Garréta, 180 p., Grasset, 17 €

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