L’eau vive
Esther KINSKY Une divagation mélancolique le long de la rivière Lea, portée par la langue poétique et sensorielle de l’auteure allemande.
On en revient toujours à cette vérité biologique : notre corps est composé à 65 % d’eau. Dès lors, convier l’élément aquatique dans une oeuvre littéraire est une manière comme une autre d’évoquer la nature humaine. Les premières pages de l’admirable récit d’Esther Kinsky montrent ainsi qu’un cours d’eau peut représenter une parfaite allégorie de la vie d’un individu. La Rivière fait d’ailleurs référence à un flux « peuplé de cygnes » en plein coeur de l’Angleterre, affublé d’un prénom féminin: Lea. Elle « prend sa source dans les basses collines du nord-ouest de Londres, s’épanche à travers un paysage aux grâces dociles, atteint ses bords francs où la ville s’effrange, suit alors la ceinture des faubourgs, enroule le bras autour des limites du vieux Londres canaille, retors et industrieux, pour, enfin, à huit miles au sud-est de Springfield Parks, rejoindre la Tamise qui déjà s’élance vers la mer » . La narratrice s’est installée dans cette région sans qu’on comprenne vraiment ses motivations – ses cartons ne sont d’ailleurs pas encore tous ouverts… Dans l’un d’eux, elle retrouve un vieil appareil « à développement instantané » , avec lequel elle va saisir « des vues dont [elle veut] garder la trace » – à l’image de son père disparu qui aimait tant la prendre en photo avec ses frères et soeurs sur les bords du Rhin. Lors de ses promenades le long de la rivière Lea, cette femme va laisser errer ses souvenirs et se remémorer des images de l’Oder, de la Neretva, de la Tisza, du Yarkon ou du Saint-Laurent.
SUBTIL ET MÉLANCOLIQUE
Au fil des pages, Esther Kinsky portraiture les décors comme des natures mortes (certains clichés sont d’ailleurs insérés en tête de chapitre) et s’intéresse à de mystérieux personnages récurrents, tel l’épicier Katz, le Roi, le Croate aux lèvres fines ou une dénommée Mi (et ses « vingt- sept ganglions lymphatiques cancéreux » formant « comme un collier de perles » ). Il n’y a, à vrai dire, aucun suspense dans cette splendide divagation littéraire portée par une langue incroyablement fluide et sensorielle (et admirablement traduite par Olivier Le Lay). On lit ce texte subtil et mélancolique comme on se plonge dans une peinture qui nous submerge, se laissant guider par les mouvements, les couleurs et les reflets. Et c’est bien là toute la beauté de cet ouvrage si poétique, hors des modes et de la dictature du « gros sujet ». A travers la succession de ses instantanés, La Rivière nous ramène à l’essentiel que l’on oublie trop souvent : « On meurt beaucoup dans les grandes villes, laissant derrière soi de vieilles nippes et de la camelote […]. On ne se résout cependant pas toujours à se défaire de ce qu’on a amassé, on le remise, on l’oublie jusqu’à sa mort, et ceux qui restent, une fois déçue l’espérance d’avoir fait un heureux héritage, le cèdent aux chiffonniers errants contre quelques piécettes. » Baptiste Liger