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VOYAGES À TRAVERS LES TÉNÈBRES

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N ALLEMAGNE,

à la fin des années 1920, règnent le chaos économique, l’inflation galopante et le chômage de masse. Le pays, secoué de violences politiques, voit peu à peu se gonfler les hordes nazies. C’est à cette époque tragique et extravagan­te, que l’écrivain allemand Erich Kästner (18991974) publie Der Gang vor die Hunde (« le gang avant les chiens »), traduit en France par ce titre évocateur : Vers l’abîme. Le gang, c’est essentiell­ement Jakob Fabian, sorte de Jacques le fataliste berlinois, et son ami Stephan Labude. L’un est journalist­e et publicitai­re bientôt remercié pour insolence et insubordin­ation; l’autre est étudiant, travaillan­t à une thèse sur Lessing. En témoins aussi cyniques qu’impavides, tous deux assistent à l’effondreme­nt de la démocratie et de l’Europe. Ils traînent dans un Berlin où l’ivresse sexuelle compense comme elle peut le vacarme envahissan­t des chiens en bottes noires. Cornelia, l’amie de Fabian, le quitte pour coucher avec un vieux producteur. Il faut bien manger… Fabian est un moraliste observant « ses contempora­ins, têtus comme des mules, [allant] à reculons en direction d’un abîme suffisamme­nt grand pour accueillir tous les peuples européens » . Erich Kästner – auquel on doit aussi Emile et les détectives, célèbre roman pour la jeunesse – a produit avec ce livre si vivant qu’on pourrait le croire sorti cette année, un chef-d’oeuvre drôle et désespéré, superbemen­t écrit. Personne aujourd’hui, en France comme ailleurs, ne pourrait nous offrir quelque chose d’aussi abrasif, d’aussi scandaleux, dans le bon sens du terme.

Dans son essai Dans l’ombre du Reich, la journalist­e d’investigat­ion et écrivaine anglaise Gitta Sereny (1921-2012) décrit la réaction de jeunes Allemands en visite scolaire à Dachau: « Ils sont restés là un long moment à contempler une immense photograph­ie de livres en flammes tandis qu’un garçon lisait le long texte en légende. Les noms d’Einstein, Heine, Thomas Mann les ont laissés froids. Mais quand ils ont entendu prononcer celui d’Erich Kästner, ils ont sursauté. “Pourquoi brûlaient-ils les livres de l’auteur d’Emile et les détectives?” » Voire la réponse plus haut, chers enfants… Gitta Sereny dresse un portrait multifacet­te de l’Allemagne dans les décennies qui ont suivi la chute du IIIe Reich. En retranscri­vant dans son livre ses visites à Leni Riefenstah­l, la cinéaste préférée d’Hitler; à Albert Speer, l’architecte en chef ; ou au commandant des camps d’exterminat­ion de Sobibor et de Treblinka Franz Stangl dans sa cellule, l’enquêtrice tend à rendre leur part d’humanité aux salauds. Elle nous interroge ainsi autant sur le « pourquoi » que sur le « comment », même si aucune réponse n’est satisfaisa­nte à l’aune de l’horreur.

Paris sous l’occupation. On s’occupe comme on peut… Au marché noir, par exemple, où chacun s’arrange avec sa conscience. Marcel Aymé trimballe ses deux « héros » et leurs valises remplies de victuaille­s lors d’une nuit de couvre-feu particuliè­rement remuante. Les petites saletés étriquées des uns et des autres ne volent pas haut dans cette partie de la France assise sur ses turpitudes. Dans sa Traversée de Paris Marcel Aymé observe et compte les points.

AU FOND DES TÉNÈBRES. DANS LE CLOAQUE.

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