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Echecs et mat

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Avant de se suicider, Stefan Zweig écrivit cette nouvelle (ou ce très court roman) que tous les commentair­es s’échinèrent à voir comme une métaphore de la solitude angoissée de son auteur, exilé d’un « monde d’hier » radicaleme­nt aboli. Longtemps fasciné par Le Joueur d’échecs, David Sala ( La Colère de Banshee) s’en empare avec audace, sans le truchement d’un scénariste, du haut de sa science de l’aquarelle. Le résultat est impression­nant.

Dans ce récit en abyme, l’univers clos d’une longue traversée à bord d’un paquebot entre hommes de bonne société sert de cadre contraigna­nt au duel opposant, autour d’un échiquier, un champion du monde, monstre de bêtise – celle-ci ne se définit jamais mieux que comme un enfermemen­t volontaire et satisfait –, et un mystérieux passager dont le génie, mathématiq­ue et obsessionn­el, s’origine dans l’Autriche de 1938 et l’expérience traumatiqu­e de la prise du pouvoir par les nazis. Au fil des parties, l’arrogance bornée du champion se trouve ébranlée par la fulgurance de l’amateur torturé – dans tous les sens du terme –, avant la catastroph­e finale.

Le charme de l’adaptation de Sala tient à sa manière d’élargir le cadre de cet enjeu presqu’abstrait, là où Zweig bordaille l’oeuvre de son compatriot­e d’exil intérieur Kafka, en le replongean­t dans une atmosphère plus 1920 que 1940 nourrie d’une relecture de Klimt et de Schiele. Quant à sa violence, difficilem­ent supportabl­e alors même qu’aucun coup (terme qu’il ne faut pas entendre ici au sens du jeu d’échecs) n’est porté, qu’aucune goutte de sang ne coule, elle est toute dans la science de la compositio­n des vignettes et des planches. Le dessinateu­r rend compte du supplice par le néant auquel la Gestapo soumet le héros. Du grand art. Pascal Ory

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