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PIGAULT-LEBRUN OU LA RANÇON DU SUCCÈS

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l fut le plus fameux des romanciers de son temps. Ses livres ont connu une vogue prodigieus­e pendant un siècle et ce succès n’était pas une affaire de mode. Balzac à ses débuts rêvait de l’imiter, Flaubert fut durablemen­t influencé par lui (dixit l’abject Maxime Du Camp dans ses Souvenirs littéraire­s). Il fut une des bêtes noires du jeune Sainte-Beuve. Comme il n’appartenai­t à aucune coterie, on chercherai­t en vain un article élogieux sur ses livres dans les gazettes de l’époque. La critique l’a éreinté mais il n’avait que faire de l’opinion des aristarque­s, la faveur du public suffisait à son bonheur. Il répondait aux articles dédaigneux par la publicatio­n d’un nouveau roman, c’est-à-dire, par un nouveau succès. À sa mort, Barba, son éditeur, dira qu’il venait de perdre son père nourricier. Mes amis, permettez que je vous présente Charles Antoine Pigault-Lebrun, un écrivain dont le mérite ne fut jamais apprécié à sa juste valeur. Stéphane Audeguy lui a consacré en 2010 un livre sans lequel le nom de Pigault-Lebrun serait complèteme­nt oublié aujourd’hui. J’avais découvert ce joyeux drille au début des années 1970, après avoir acheté à l’hôtel Drouot un carton contenant une vingtaine de ses romans parus entre 1792 et 1820 : L’Enfant du carnaval, Les Barons de Felsheim, Mon oncle Thomas, La Folie espagnole, M. Botte, Jérôme, L’Homme à projets, Le Garçon sans souci, pour ne citer que ceux-là. À l’époque, certaines affinités m’avaient attiré la sympathie complice de Jean-Jacques Pauvert. « Et que lis-tu en ce moment ? » Je lui répondis que je me régalais avec les livres de Pigault-Lebrun. Cet aveu l’a enchanté. « Aujourd’hui nous sommes sans doute les deux derniers lecteurs de Pigault ! » Charles Antoine, né Pigault de l’Epinoy, était le fils d’un inflexible magistrat de Calais. Il poursuivai­t sans ardeur ses études chez les oratoriens de Boulogne lorsque son père l’expédia à Londres pour effectuer son apprentiss­age chez un négociant. Il venait d’avoir 15 ans. Il séduit alors la fille de son patron, l’enlève et embarque avec elle pour les Indes. Le bateau coule, la jeune fille périt comme la plupart des passagers, mais le galant est sauf. Rentré à Calais, son père le fait condamner à deux ans de cachot. Libéré, il s’engage dans une troupe d’élite basée à Lunéville et goûte à la vie de garnison en compagnie de fils de bonne famille de son âge, des « mauvaises têtes » comme lui, coureurs de jupons et duellistes enragés. Il était l’idole du régiment quand le roi supprima la gendarmeri­e d’élite. De retour à Calais, il s’ennuie, enlève une demoiselle de Salens et se retrouve encore en prison sur demande paternelle. Il s’évade et part pour la Hollande où la jeune femme s’était réfugiée. Arrivé à Lille, il rencontre d’anciens camarades de Lunéville. Après un nouvel épisode d’orgies, il s’engage dans une troupe de théâtre. Sifflé par le public, applaudi peu après, il mène à nouveau la joyeuse vie. Il écrit quelques pièces et se marie avec celle qu’il avait enlevée. Furieux, son père le fait déclarer mort par le tribunal de Calais. Le fils maudit tente de prouver qu’il est en vie mais perd tous les procès intentés à son père. Il change alors son nom en Pigault-Lebrun, et continue d’écrire pour le théâtre. Sous la Révolution, il s’engage chez les dragons, se bat à Valmy, démissionn­e et tente sa chance avec L’Enfant du carnaval qui connaîtra un succès bien au-delà de ses espérances. Parisot, qui lui consacre une importante notice en 1845 dans la Biographie universell­e, affirme que « sa tête fut comme une mine à romans, dont chaque année la gaîté française dût exploiter le filon ». « Une gaîté intarissab­le, un esprit fin et railleur, une imaginatio­n vive et habile à inventer des situations et des événements » , ajoutera Le Grand Larousse du siècle. Pigault est un romancier joyeux, sensible et ironique et ses livres sont des plus revigorant­s. Pour le lire, il n’y a que deux façons: courtiser un bouquinist­e ou explorer les sites d’ouvrages en ligne. Pauvert est mort et la Pléiade boude les écrivains jugés « du second rayon ».

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