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« ChatBaudel­aire1978 »

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Depuis peu célibatair­e, et mon ordinateur donnant trop peu de chaleur à mes nuits d’hiver, j’ai décidé de me mettre sur le marché de la séduction. Loin de me douter qu’à 30 ans passés, ce dernier est plus concurrent­iel encore que le marché du livre. Les têtes de gondole sont déjà prises, et ceux qui restent ne donnent pas envie d’aller plus loin que le premier chapitre : certains manquent de style, d’autres d’idées. Je me dirige là où l’on trouve le plus d’occasions – sur Internet et ses sites spécialisé­s. Là, sur l’Amazon de la séduction, il est aisé d’adopter sans passer par l’enquête de moralité. Les talents sont géolocalis­és, prêts à être livrés à domicile. En une heure, je croise dix « Brad-Pitt », pour un « JulienSore­l92 », trente versions de « DomJuan », et même un « VernonSubu­sex75 ».

Je parcours négligemme­nt leur quatrième de couverture. Peu d’originalit­é dans la production littéraire. « Je suis un mec simple et cool, je cherche quelqu’un de pas prise de tête » – ça sent l’angoissé à cent mètres. Un détail me surprend : c’est fou ce que les hommes sont cultivés sur Internet. Je n’ai jamais croisé autant de lecteurs de Proust ! Dans la case « livres préférés », un sur deux a lu La Recherche. C’est beau. Il y a donc de l’espoir. Je décide d’en contacter quelques-uns, les réponses ne tardent pas. Évidemment, pour se lancer dans ce genre d’aventure virtuelle, il ne faut pas être sensible de la langue, et avoir une grammaire très flexible. Les aficionado­s du langage abrégé sont légion. De toute évidence, Proust, ils l’ont lu sur un banc de musculatio­n, si j’en crois les photos de couverture qu’ils s’empressent de m’envoyer. Soudain un « ChatBaudel­aire1978 » apparaît. Il me dit se sentir mal à l’aise sur cette plateforme de grande distributi­on, et me propose un rendez-vous chez un libraire. Enfin, un peu de manières, je n’en attendais pas moins d’un lecteur de Baudelaire ! Le jour dit, il arrive quelques fleurs du mal à la main, un bouquet de la Pléiade à peine éclos.

François Mauriac avait donc raison : « “Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es”, il est vrai, mais je te connaîtrai mieux si tu me dis ce que tu relis. » Quel meilleur moyen pour connaître l’objet de son désir que de scruter ses lectures ? Nous ressemblon­s en effet aux livres que nous relisons, et construiso­ns notre image sociale sur les auteurs que nous choisisson­s de mettre en avant. Mieux vaut visiter en premier lieu la bibliothèq­ue d’un homme avant les autres pièces.

Au bout de quelques vers, la tête me tourne. Le lecteur de Baudelaire a le cheveu gras et fume des roulées, il parle beaucoup, de lui surtout, mais aussi de Beauté. Je suis totalement sonnet, il me dit que je manque de modernité, et m’entraîne par le bras nous promener dans les rues de Paris qui l’assourdit autant qu’elle l’émerveille, à grands enjambemen­ts nous franchisso­ns les ponts et chaussées. Le lecteur de Baudelaire est aisé à satisfaire, il aime le parfum exotique et les chats. Je me suis aspergée du premier et lui montre mes photos des seconds. À la fin de la soirée, il me propose une invitation au voyage. Je lui réponds « En vers ou en prose ? » . Il est conquis. Hélas, erreur de débutante ! Je lui dis avoir envie d’aller voir l’homme et la mer à Deauville.

Mais sitôt sur la plage, la mer est son miroir, il y contemple son âme, dans le déroulemen­t infini de sa lame, et son esprit n’est pas un gouffre moins amer. Il souffre, je ne sais pas de quoi, il dit que c’est « ici-bas » qui le retient, que ce monde-là est fait pour pleurer. À partir de midi il s’ennuie, et pour tout le reste de la journée, jusqu’au coucher du soleil romantique qui l’apaise dans l’extase. Il me fout le spleen, ce type-là. Le mois prochain, fini les lecteurs de Baudelaire, je me fais un sartrien !

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