Grand écrivain populaire
Aux antipodes de l’hommage national, Jean d’Ormesson ne faisait pas l’unanimité dès qu’on évoquait la réelle importance littéraire de ses oeuvres. Place à des voix discordantes, aux arguments à prendre en compte, hors de toute sympathie ou bons sentiments
Il y a le temps de l’émotion, du recueillement. Il y a aussi celui de l’analyse à froid. Et si la mort de Jean d’Ormesson a été une véritable onde de choc populaire, valant à l’auteur de La Douane de mer un hommage national, il ne faudrait pas pour autant oublier la question de la légitimité littéraire. Qui, à vrai dire, ne prend guère en considération les chiffres de ventes et les bons mots télévisuels pour mieux se concentrer sur les seuls livres. Dès lors, la question peut se poser : quelle est la véritable valeur littéraire des oeuvres de Jean d’Ormesson ? Loin de l’unité nationale aux Invalides, les avis divergent radicalement. Et il convient d’écouter les contradicteurs, dont les arguments piquent au crayon là où ça fait mal. À vrai dire, d’autres l’avaient été avant lui – d’André Gide à Philip Roth récemment, en passant par Marguerite Yourcenar, Julien Gracq ou Milan Kundera – et les polémiques avaient été bien moindres. Cette « panthéonisation » en relié pleine peau a ainsi mis en lumière la controverse sur la réception réelle des livres de Jean d’Ormesson. Il faudrait certes être de mauvaise foi pour ne pas reconnaître d’évidentes qualités de plume à chacun des quatre titres ( seulement ?) réunis dans le volume – à l’image de La Gloire de l’Empire. Mais un détail pose problème dans cette Pléiade (établie en quelques mois, seulement) : l’absence quasi totale d’appareil critique, remplacé par un avant- propos de l’académicien, une préface de son ami Marc Fumaroli et une sélection d’articles de presse ! Ne serait- ce pas un peu court pour une édition de référence ? N’y aurait-il pas de grands spécialistes de son oeuvre, ayant fait paraître des écrits théoriques reconnus ? Pas de thèses ( contrairement, par exemple, à Jean Echenoz, Emmanuel Carrère ou Pierre Michon) ? « Jean d’Ormesson représente une tendance éloignée de l’avant-garde de la littérature française [dont l’] entrée en Pléiade a de quoi surprendre pas mal de spécialistes qui l’ont toujours implicitement considéré comme un écrivain de second rang » , analysait Jérôme Meizoz, professeur à l’université de Lausanne dans un entretien au Temps daté du 15 avril 2015. Qui explique aussi cette entrée en Pléiade, sur décision d’Antoine Gallimard, « pour des raisons plus mondaines et commerciales que strictement littéraires » . Plus radicale encore, une autre voix est venue égratigner la statue du commandeur, celle de Thomas Clerc, maître de conférences en littérature contemporaine à l’université Paris-Nanterre : « Si d’Ormesson vend beaucoup, sa valeur marchande s’indexera automatiquement sur sa valeur littéraire, à l’inverse des vrais écrivains dont la consécration prend souvent plus de temps. Tels ces plumitifs de qualité française encombrant les bacs des librairies d’occasion et dont personne ne connaît plus les noms, d’Ormesson sera vite oublié » , avance-t-il da ns une chronique parue dans Libération le 8 décembre dernier. Avant d’ajouter : « Personne ne travaille sur d’Ormesson car son oeuvre n’en est pas une […]. À partir d’un certain âge, l’absence totale d’écho critique d’un auteur est un critère suffisant pour situer l’importance d’un contemporain qui a préféré amuser la galerie qu’écrire des livres qui n’étaient pas faits pour être lus. »
Hors des murs des facultés, nous avons modestement fouillé dans les archives de Lire et nous nous sommes aperçus qu’entre 1976 et 2005, Jean d’Ormesson avait certes été souvent évoqué dans nos pages. Mais sous la forme d’entretiens ou de brèves, et très (très) rarement dans le cahier critique – alors qu’il pouvait se targuer d’être l’auteur le plus invité à Apostrophes et Bouillon de culture (avec vingt-quatre apparitions !)… Il fut cependant retenu une fois dans la liste des « 20 meilleurs livres de l’année » , en 2007, à la 20e place pour le recueil de chroniques Odeur du temps.
On peut aussi juger de l’importance d’un écrivain à l’ampleur de ses traductions. Force est de constater que les oeuvres de Jean d’Ormesson, malgré leur grand succès en France, n’ont – à notre connaissance – guère été traduites à l’étranger et, surtout, n’ont pas beaucoup connu de rééditions en format poche, laissant potentiellement augurer d’une transmission difficile hors de l’Hexagone. Mais jouer les Paco Rabanne de la postérité littéraire semble quelque peu fumeux – d’autant que, depuis le décès de l’homme de lettres, tous ses livres, y compris les plus obscurs, s’arrachent en librairies. L’occasion de redécouvrir une oeuvre, de l’aimer ( ou pas) et, peut- être, de l’analyser ? Place à la (re-)lecture…
Baptiste Liger