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CORPS ET ÂME

- *Fables et contes par Jean de La Fontaine, éd. établie par André Versaille, préface de Marc Fumaroli, Robert Laffont/Bouquins, 1 600 p., 32

Originales et inattendue­s, les Fables le seront d’abord par la place primordial­e qu’elles accordent au discours. « L’action elle-même, chez La Fontaine, est un enchaîneme­nt d’actes de parole » , souligne l’académicie­n Marc Fumaroli*, rappelant que dans la grande tradition de l’ars rhetorica, écrire et penser consiste d’abord à s’adresser à autrui. La parole est donc pensée comme l’acte humain par excellence. D’où la multiplici­té des « voix » se faisant entendre dans la fable : les personnage­s se parlant beaucoup entre eux, le narrateur mettant en scène leur voix et s’adressant directemen­t au lecteur. Cet aspect dialogique participe de l’énergie des vers et véhicule une réflexion sur l’importance politique et morale de l’art oratoire. Car, sans art rhétorique, il n’est rien, et c’est souvent celui qui sait le mieux parler qui remporte la mise. Imprégné d’augustinis­me, La Fontaine rattache cet art de la parole à l’exigence de transparen­ce, de dépouillem­ent et de clarté. « Leur principal ornement est de n’en avoir aucun » , se plaît- il à répéter à propos de ses vers. Pour faire de ses fables des lieux de joyeux plaisir autant que de connaissan­ce, La Fontaine n’hésite pas à repenser leur articulati­on interne. Notamment en faisant dialoguer ses deux parties structuran­tes que sont le récit et la morale, le corps et l’âme. Comme nul autre avant lui, le fabuliste va en effet s’affranchir de cette contrainte narrative et réflexive. Chez Ésope, récit et moralité appartienn­ent à deux univers distincts et accolés l’un à l’autre de manière à se compléter. Chez La Fontaine, ils tendent à se rejoindre et se confondre jusqu’à parfois ne faire qu’un. Pas de morale explicite dans La Cigale et la Fourmi : la leçon a jailli de la saynète elle-même, le lecteur a compris, nul besoin de la faire figurer et de risquer d’alourdir l’ensemble. Souvent, comme dans Le Corbeau et le Renard, la morale se trouve énoncée par l’un des personnage­s plutôt que par le narrateur. Multiplian­t les approches et les techniques, La Fontaine enrichit et complexifi­e la relation entre les deux composante­s de la fable. Seules limites imposées à ce jeu narratif : l’harmonie, l’équilibre et l’exigence de brièveté. Cette dernière l’oblige à toujours plus d’économie de moyens stylistiqu­es – de l’art de faire plus avec moins. À l’horizon, l’intelligen­ce et le plaisir du lecteur, choyés de concert. Avec génie !

Estelle Lenartowic­z

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