CORPS ET ÂME
Originales et inattendues, les Fables le seront d’abord par la place primordiale qu’elles accordent au discours. « L’action elle-même, chez La Fontaine, est un enchaînement d’actes de parole » , souligne l’académicien Marc Fumaroli*, rappelant que dans la grande tradition de l’ars rhetorica, écrire et penser consiste d’abord à s’adresser à autrui. La parole est donc pensée comme l’acte humain par excellence. D’où la multiplicité des « voix » se faisant entendre dans la fable : les personnages se parlant beaucoup entre eux, le narrateur mettant en scène leur voix et s’adressant directement au lecteur. Cet aspect dialogique participe de l’énergie des vers et véhicule une réflexion sur l’importance politique et morale de l’art oratoire. Car, sans art rhétorique, il n’est rien, et c’est souvent celui qui sait le mieux parler qui remporte la mise. Imprégné d’augustinisme, La Fontaine rattache cet art de la parole à l’exigence de transparence, de dépouillement et de clarté. « Leur principal ornement est de n’en avoir aucun » , se plaît- il à répéter à propos de ses vers. Pour faire de ses fables des lieux de joyeux plaisir autant que de connaissance, La Fontaine n’hésite pas à repenser leur articulation interne. Notamment en faisant dialoguer ses deux parties structurantes que sont le récit et la morale, le corps et l’âme. Comme nul autre avant lui, le fabuliste va en effet s’affranchir de cette contrainte narrative et réflexive. Chez Ésope, récit et moralité appartiennent à deux univers distincts et accolés l’un à l’autre de manière à se compléter. Chez La Fontaine, ils tendent à se rejoindre et se confondre jusqu’à parfois ne faire qu’un. Pas de morale explicite dans La Cigale et la Fourmi : la leçon a jailli de la saynète elle-même, le lecteur a compris, nul besoin de la faire figurer et de risquer d’alourdir l’ensemble. Souvent, comme dans Le Corbeau et le Renard, la morale se trouve énoncée par l’un des personnages plutôt que par le narrateur. Multipliant les approches et les techniques, La Fontaine enrichit et complexifie la relation entre les deux composantes de la fable. Seules limites imposées à ce jeu narratif : l’harmonie, l’équilibre et l’exigence de brièveté. Cette dernière l’oblige à toujours plus d’économie de moyens stylistiques – de l’art de faire plus avec moins. À l’horizon, l’intelligence et le plaisir du lecteur, choyés de concert. Avec génie !
Estelle Lenartowicz