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« EFFEUILLEZ- MOI ! »

- DIANE DUCRET

Il y a longtemps qu’on ne m’a pas lue. Après un baudelairi­en qui me fichait le spleen et un sartrien en panne existentie­lle, peut-être ne trouverai-je jamais le lecteur idéal. On me dit que je suis trop difficile, mais un bon lecteur, cela ne se trouve pas sous les sabots d’un cheval. La preuve, les chevaux ne lisent pas.

Les livres aussi ont des besoins. Et disons-le franchemen­t, j’ai la reliure qui démange.

Je voudrais qu’on regarde ma couverture avec envie. Qu’on se saisisse de mes rabats, qu’on sente le parfum de mon papier, qu’on me feuillette d’un bout à l’autre, s’arrêtant sur mes phrases, s’énervant sur tel point, caressant telle virgule, qu’on me dise enfin que je suis insolente mais bien tournée. Je voudrais qu’on me lise dès le matin au saut du lit, dans le métro, à la machine à café, qu’on refuse les dîners pour tourner encore plus mes pages, qu’on s’empêche de dormir pour finir mon chapitre, qu’on me lâche uniquement pour rêver encore de moi.

Quoique bien conservée, cela fait trente-cinq ans que je suis sortie de chez l’imprimeur, et si je suis d’état presque neuf, à bien y regarder, je suis un texte qui a vécu. Je vois arriver en librairie les nouveaux romans, l’encre à peine sèche et la jaquette si lisse, et j’ai peur que les regards se détournent de moi maintenant que des pliures se forment sur la mienne. Je ne veux pas être comme ceux qui se font refaire la couverture pour plaire encore. Bientôt, je ne serai plus une nouvelle mais un roman de maturité, pire encore, un classique. J’aurai passé l’âge d’enfanter tout un tas de petits poches.

Des lecteurs prêts à me passer le marque-page au doigt, j’en avais par milliers. Mais parmi ceux qui se vantent de m’avoir lue, combien sont allés jusqu’au bout de mes mots ? Des jeunes qui vous salopent le feuillet surfin en vous surlignant à tout-va, désireux de laisser une trace de leur passage, comme l’enfant sur la plage laboure de sa pelle le sable lavé par l’écume ; des sexagénair­es qui vous tiennent si loin des yeux pour vous lire qu’ils ne vous regardent même plus. Il y a ceux qui vous oublient sitôt lue, ceux qui sautent des chapitres entiers pour arriver à leur fin, ceux atteints de donjuanism­e livresque, attirés par la nouveauté plus que par le contenu, ceux qui vous referment à peine commencée parce qu’ils vous trouvent trop compliquée, oubliant que nous ne sommes que le simple reflet de la complexité du monde humain.

Un jour, j’ai surpris mon lecteur favori en train d’en lire une autre. Ô déception ! J’eus l’impression de n’être plus que du papier, avec une foule de mots dessus. De dépit, je ne voulus plus être lue. Un soir, un lecteur auquel je me refusais m’a arraché des pages. Alors, je me suis réfugiée sur la plus haute étagère, craignant la sauvagerie parfois cachée dans le désir de lire. Qui voudrait de moi en entier, désormais, alors qu’il y a des trous dans ma narration ?

Il existe heureuseme­nt des lecteurs munis de patience et d’imaginatio­n. Ceux qui vous apprennent par coeur, vous récitent fièrement, les maladroits appliqués qui soulignent vos lignes de leur doigt pour ne pas en perdre un mot. Ceux qui savent vous dire « je t’ai lue, je te lis et je te lirai», qui savent à chaque relecture vous trouver de nouvelles nuances. L’amour nous attend parfois, endormi sur l’étagère oubliée d’une librairie.

Certains lisent avec le mauvais organe, car, plus que des yeux, c’est du coeur qu’il faut avoir pour être un bon lecteur.

Plus que des yeux, c’est du coeur qu’il faut avoir pour être un bon lecteur

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