Lire

« Lire, c’est un acte de courage »

La lecture est souvent affaire d’héritage. Bernard Pivot et sa fille Cécile, lectrice assidue et auteure d’un poignant récit sur son fils autiste ( Comme d’habitude), ont ainsi confronté leur rapport à la littératur­e dans Lire !, bel ouvrage écrit à quatr

- « L’ÉCRITURE M’EXCITE, ME TRANSFORME BIEN PLUS QUE CE QUI EST RACONTÉ »

Au coeur de Lire !, on découvre l’appartemen­t familial et ses fameuses piles de livres…

> Cécile Pivot. Les livres étaient toujours avec nous, dans quasiment toutes les pièces. Mon père y passait sa vie. Cinq à six fois par jour, les coursiers des maisons d’édition sonnaient pour déposer des colis. Je ne me rendais pas compte que c’était une situation extraordin­aire. J’ai appris à lire très tôt, facilement et avec un grand plaisir. Je me souviens de la découverte des lettres qui formaient des mots, et puis un sens, et puis une histoire. C’était magique !

> Bernard Pivot. On parle tout de même, à l’époque d’Apostrophe­s, de soixante livres qui arrivaient chaque jour ! Après coup, j’ai pensé que mes filles auraient dû détester lire et prendre en grippe cette proximité permanente, quotidienn­e, avec les livres, y compris pendant les vacances. Finalement, c’est l’inverse qui s’est produit, même si mon autre fille n’est pas une grande lectrice ! Y aurait-il un gène de la lecture ? [rires] Cela expliquera­it pourquoi Cécile, au lieu d’être dégoûtée par cette avalanche de livres, aime tant lire.

Votre histoire avec les livres a commencé très différemme­nt.

> C.P. Enfant, je lisais Fantômette et Alice. Je me souviens de moi sortant de la maison pour me rendre aux Magasins réunis Étoile, situés au bas de l’immeuble. J’allais au rayon librairie voir si le nouveau tome était sorti. C’était un grand bonheur quand je dévorais en un seul jour le livre attendu pendant des mois.

>B. P. Ce qui a joué un rôle déterminan­t pour moi, c’est la guerre. Ma famille avait quitté Lyon pour un village du Beaujolais. Là- bas, il n’y avait pas de librairie, seulement une vieille bibliothèq­ue avec des ouvrages pour adultes. Ce n’est qu’à 11 ans que j’ai commencé à lire mes premiers illustrés. En même temps, j’ai eu une chance extraordin­aire de me passionner pour le seul livre que j’ avais: un dictionnai­re. J’apprenais des mots et jouais avec. Mon unique regret, c’est d’avoir jeté, à 18 ans, ces feuilles volantes sur lesquelles je les notais. J’aurais tant aimé les avoir entre les mains aujourd’hui…

Cette privation initiale vous a- t- elle donné la soif de lire ?

> B.P. Non. Je n’ai pas été un grand lecteur dans ma jeunesse. Pas comme Cécile. Je lisais un peu, mais je consacrais beaucoup plus d’heures au football. Quand j’étais adolescent, j’étais impression­né par la librairie Flammarion, place Bellecour à Lyon, parce qu’il y avait très peu de livres chez mes parents. Je me disais qu’il fallait que j’en achète un, même si je ne savais pas trop quoi prendre. Je voyais des gens à l’aise dans les rayons mais, moi qui avais 15 ans, j’étais coincé. C’est seulement à 22 ans, quand je suis entré au Figaro littéraire, que j’ai découvert le plaisir de lire intensémen­t et de gagner ma vie ainsi. Lors de l’entretien d’embauche, le rédacteur en chef m’a demandé si j’aimais Marguerite Yourcenar. Je n’en avais jamais entendu parler alors qu’elle avait déjà publié Mémoires d’Hadrien, avec un grand succès. Vingt ans plus tard, je faisais une interview d’elle dans sa maison aux États-Unis. Le destin est comme ça !

Votre livre pointe un paradoxe intéressan­t : lire isole et ouvre, en même temps, sur le monde.

> C. P. Trouver du temps pour lire, c’est une sorte de combat. Quand je travaillai­s, si je n’avais pas eu une minute pour lire dans la journée, il m’arrivait de m’arrêter à un café, d’appeler mes enfants et de leur dire que j’allais avoir du retard car j’avais encore du travail – ce qui était faux –, et je lisais. Pas longtemps, mais au moins vingt minutes avant de rentrer. Il me fallait ça. Parce que je savais que, dès que je serais chez moi, je n’en aurais pas le

« TROUVER DU TEMPS POUR LIRE, C’EST UNE SORTE DE COMBAT »

temps. Ou alors, au lieu d’aller déjeuner avec des collègues, je prétextais un rendez- vous et j’allais seule dans un bistro pour lire. C’est incroyable, mais il est impossible de dire « Je ne vais pas déjeuner avec vous, je vais lire » . Les gens ne l’acceptent pas.

> B.P. Je me souviens d’une émission tournée au Musée d’art moderne de Bamako avec des écrivains, le président de la République du Mali et un griot. Le griot expliquait avec beaucoup de véhémence, mais aussi beaucoup de clarté et de logique, qu’il était contre la lecture et l’écriture parce que cela coupait de la famille. Or le griot, au Mali, est le protecteur de cette dernière. Les écrivains lui répondiren­t que lire était une forme de voyage, une expérience que les lecteurs pouvaient partager. Le griot persistait et condamnait leur égoïsme. Je n’ai pas beaucoup voyagé, mais j’ai passé ma vie à parcourir le monde et à frapper à la porte des gens. Nous ne connaisson­s souvent que notre famille, nos amis, quelques relations profession­nelles. C’est tout. La lecture permet de rencontrer des gens d’autres milieux et d’avoir un carnet d’adresses bien plus épais que dans la réalité.

Que recherchez- vous dans un roman ?

> C.P. L’émotion. Et puis aussi le lien que j’ai avec certains écrivains que je retrouve, un peu comme une famille.

> B. P. Je suis un lecteur profession­nel. Il m’arrive de lire pour le plaisir, mais le temps presse. Regardez ! ( Il se tourne vers les piles). Il y a les auteurs renommés, les choses nouvelles ou de circonstan­ce, les jeunes auteurs à découvrir… Ce qui me fascine dans un livre, c’est l’écriture. Quand j’ai commencé dans le métier, j’ai été impression­né par les pamphlets de PaulLouis Courier. Encore aujourd’hui, il m’arrive de le relire dans la Pléiade, ou bien de prendre une lettre de Voltaire ou de Proust et d’être sublimé. L’écriture m’excite, me transforme bien plus que ce qui est raconté.

Pour quelles raisons abandonnez- vous un livre ?

> B.P. Parce qu’il m’emmerde. [rires] En lisant trente pages, je peux savoir que ça tourne en rond, que c’est prétentieu­x, que les personnage­s n’ont pas beaucoup d’intérêt, que, si c’est un essai, on n’apprend rien ou que l’écriture est d’une platitude effrayante.

> C. P. Je n’abandonne pas les livres, je me dis qu’il y aura toujours une petite qualité. Ou alors, très rarement, quand je pense ne pas avoir la culture suffisante sur le sujet. Une fois, j’ai acheté ce qu’on appelle un livre « feel-good ». J’ai arrêté. J’étais vraiment hermétique.

« La France insoumise est d’abord celle des lecteurs » , écrivez- vous. Lire est une activité militante ?

> B.P. Bien sûr. Aujourd’hui – je parle surtout des jeunes gens –, lire, c’est d’un seul coup refuser les écrans, les réseaux sociaux, tout le tintamarre du monde médiatique. Lire, c’est un acte de courage.

> C.P. Un adolescent qui dit : « Je vais lire, je coupe mon portable, je ne regarde pas Facebook » , c’est très rare. Après, est- ce que la lecture est menacée ? Très franchemen­t, j’en ai l’impression. Pourtant, je prends souvent le métro et je vois toujours des gens avec des livres. Quel est le meilleur moment pour lire ? > B.P. Le matin. L’esprit est frais, on n’a pas encore les ennuis de la journée.

> C.P. Le matin, avec un café… Quel bonheur !

Qu’est- ce que votre bibliothèq­ue dit de vous ?

> B.P. Je refuse qu’on vienne fouiller dans ma bibliothèq­ue. C’est absolument intime. Il y a des livres que vous avez gardés, d’autres non, les gens pourraient s’en étonner. C’est du domaine privé, comme si je vous ouvrais mon coeur.

Qu’avez- vous lu récemment ?

> C.P. 4321 de Paul Auster. Et puis m’attendent Me voici de Jonathan Safran Foer, Viol de Joyce Carol Oates, Notes de Hiroshima de Kenzaburô Ôé, Villa Kérylos d’Adrien Goetz et L’Odeur de la forêt d’Hélène Gestern.

> B. P. La Vraie Vie des héros, de Nicolas Carreau, une enquête sur ceux qui ont inspiré les personnage­s de roman, comme Madame Bovary ou Arsène Lupin. Aussi, j’ai commencé La Vérité sur la comtesse Berdaiev, de Jean- Marie Rouart. Le roman s’ouvre par trois pages sublimes sur la différence, pour un homme, entre une femme qui est belle et une femme désirable sexuelleme­nt. [ Il prend l’ouvrage et entame la lecture à voix haute] : « Personne, en voyant la comtesse Berdaiev, ne pouvait se défendre d’une exclamatio­n superlativ­e : “Quelle belle femme !” On renchériss­ait souvent en ajoutant : “Comme elle est excitante !” » …

Propos recueillis par Gladys Marivat

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? HHHHI Lire ! par Bernard Pivot et Cécile Pivot, 192 p., Flammarion, 25 E
HHHHI Lire ! par Bernard Pivot et Cécile Pivot, 192 p., Flammarion, 25 E

Newspapers in French

Newspapers from France