DOUCHE FROIDE DANS LA MER ROUGE
Rien ne se donne à l’homme sans souffrance
Nous ne devrions pas bouder notre joie de tenir un récit de voyage au titre flaubertien – Éducation tropicale –, qui contrevient noblement à la loi du genre. Normalement, tout jeune polytechnicien embarqué à bord d’un bateau de la Marine nationale (le TCD Siroco, pour l’occasion), dans le cadre de la mission de lutte contre la piraterie en mer Rouge, devrait dérouler ses rodomontades et nous faire le coup de l’Afrique mystérieuse et de la mer aventureuse. Eh bien non ! Thibault Lefeuvre n’est pas du genre à jouer les tartarins. Sa mission à bord du navire militaire avait pourtant de quoi le rendre fier. Pensez ! la navigation entraîne le novice de Toulon aux îles Éparses, en passant par Djibouti et Zanzibar. Au passage, l’équipage capture des pirates somaliens qui s’en prenaient à un bateau indien. À Zanzibar, les marins français échappent à un attentat à la bombinette dans une auberge : bref, de quoi alimenter une chronique de l’héroïsme. Mais on ne la fait pas à Lefeuvre. Le garçon de 20 ans ( l’âge de Nizan !) est trop lucide, trop mélancolique et trop profond pour s’autoglorifier. Il préfère faire d’Éducation tropicale l’aveu d’un ébranlement intime.
Le fils de famille découvre dans les odeurs de fioul que vingt années d’éducation lui ont seriné des choses trop simples. Et si l’Afrique n’était pas la terre des belles légendes que nous vend la mythographie romantique ? Et si les pirates n’étaient pas uniquement réductibles à la figure des crapules, mais pouvaient être considérés comme des hères perdus dans l’indifférence du monde ? Et si les Européens « qui font grand cas de l’Autre sans jamais l’avoir rencontré » se trompaient lourdement avec leur vision morale du monde ? Lefeuvre préfère le désabusement aux fantasmes. Ainsi Djibouti n’est-elle pas la ville envoûtante, mais une capitale de puanteur où tout est « abject, raté, grotesque ». Ainsi Abdul et ses pirates, menottés en cale sèche à bord du Siroco, ne sont-ils pas uniquement des bandits mais avant tout des « hommes sans origine, sinon la terre d’Afrique crevée de soleil », des pauvres types « sans direction » qui « existent sauvagement ».
Attention ! Pas de méprise ! L’auteur ne développe pas le syndrome de l’islamo-gauchiste prompt à trouver des excuses à toute forfaiture, du moment qu’elle est accomplie par un musulman déshérité. Dans une langue au lyrisme sec, il trace plutôt une philosophie camusienne du destin, de la tristesse et de la fatalité : « Non, il n’y a pas d’amour de vivre sans douleur de vivre. » L’Afrique lui apprend que « rien ne se donne à l’homme sans souffrance ». Le texte a les accents d’un Noces qui aurait été écrit par Mac Orlan en tenue de la Royale.
Ce que lui apprend la traversée, c’est que l’homme ne se refait pas. Il subit son sort sur une terre « insolente ». Et quand il ne consent pas à vivre en cloporte, il se fait choper par les soldats pour finir au trou. Pour Lefeuvre, l’embarquement est un dépucelage moral, une « instruction » , dit- il en termes mieux élevés. Heureusement que le jeune polytechnicien a largué les amarres pour la mer Rouge, car « il y avait là tout ce que la vieille Europe n’osait pas me dire ».
Avant d’embarquer, il se mettait en garde : « La première des certitudes du marin est de ne jamais être certain de revoir un jour sa demeure. » L’auteur est revenu à bon port, mais ce qu’il ne retrouvera jamais, ce sont ses convictions, ses illusions. Fin de l’enfance !
HHHII Éducation tropicale par Thibault Lefeuvre, 160 p., Gallimard, 14,50 E