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Danièle SALLENAVE

« Il faut que l’école transmette une syntaxe, une constructi­on forte de la langue »

- Propos recueillis par Baptiste Liger Photos : E. Garault pour Lire

Voyager dans un lieu donné, c’est aussi voyager dans le temps, et dans l’histoire – aussi bien celle d’un individu que celle de toute une nation. On s’en apercevra à la lecture du passionnan­t récit, mâtiné d’essai, de Danièle Sallenave qui, début 2017, a décidé d’écumer sa terre natale, l’Anjou. Une région dont cette fille d’instituteu­rs semble être le fruit paradoxal, elle qui a reçu « une éducation républicai­ne sur une terre qui ne l’était pas ». Là même où cette contradict­ion et ce combat de valeurs se sont illustrés lors de la guerre de Vendée, puis tout au long du XIX e siècle – « des châteaux, la propriété foncière, un légitimism­e, un catholicis­me de combat, une contre-révolution politique et la révolution agricole. C’est là notre contributi­on à la grande histoire nationale ». Dans L’Églantine et le Muguet – titre fleuri mais ô combien symbolique politiquem­ent –, l’auteure de Castor de guerre revient sur ces années, qui hantent encore les lieux. De Savennière­s à Trélazé en passant par Noyant- la- Gravoyère ou Freigné, Danièle Sallenave rend hommage à ce coin de France qu’elle chérit – avec de magnifique­s descriptio­ns (notamment celle du château de Chanzeaux) –, se permet des digression­s inattendue­s (citons des éloges de « la vie frugale » et du travail de la vigne) et brosse le portrait de quelques personnali­tés, notamment de certains membres de sa famille. Mais cette académicie­nne au fort tempéramen­t est aussi une femme engagée, qui profite de cet ouvrage pour réaffirmer ses conviction­s laïques. Les batailles de foi d’Anjou font ainsi écho aux débats contempora­ins sur la place de l’islam dans la République, quelque peu gangrenés d’un côté par des dérives fondamenta­listes et, de l’autre, par un passé colonial « qui ne passe pas ». Mais la politique est aussi une affaire de langue, à l’image de l’utilisatio­n du mot « zouave », comme nous le rappelle cette grande avocate de la langue française, capable à ses yeux de créer l’unité dans la diversité.

Pensez- vous que, dès votre plus jeune âge, vous étiez conditionn­ée à devenir femme de lettres ?

D.S. Non, pas du tout ! Mais pourquoi ce mot un peu désuet ? Pour éviter écrivaine ? Cela dit, écrivain avec ou sans « e » , pas davantage. La logique, étant donné l’histoire de ma famille – des grands- parents de condition très modeste et des parents instituteu­rs –, était que je devienne professeur­e. Cela me convenait, j’ai aimé les études qu’il fallait suivre pour y parvenir et j’ai toujours aimé transmettr­e. Ce que j’ai appris, je ne veux pas le garder pour moi, il faut aussitôt que je le fasse savoir. C’est un raisonneme­nt qui était, peut-être, celui de mes parents et que je partage complèteme­nt. Récemment, j’ai découvert que le mot « faramineux » venait du latin « feramina » – « l’ensemble des bêtes sauvages », qui désigne donc quelque chose de monstrueux. J’ai été ravie. Et je me suis empressée de le dire aussitôt à deux ou trois personnes, en espérant qu’elles seraient ravies de le découvrir à leur tour !

Justement, à partir de quel moment avezvous eu envie de retransmet­tre cette connaissan­ce par les livres ?

D.S. La transmissi­on par la parole est une dimension essentiell­e pour moi. C’est pourquoi j’ai eu beaucoup de plaisir à être professeur­e. Mais écrire des livres est autre chose, c’est vouloir entrer dans ce monde difficile, mystérieux, de la parole écrite. Du reste, je vise depuis toujours à une fusion de l’oralité et de l’écriture. À écrire comme je parle et parler comme j’écris. . J’aime changer de registre, utiliser un mot familier, un peu d’argot, un mot de l’ancienne langue angevine. De même, dans la langue parlée, j’aime passer du registre relâché à celui du registre soutenu ou à des termes anciens.

Étiez-vous, enfant, un rat de bibliothèq­ue ?

D.S. J’ai commencé à lire très tôt. Il y avait beaucoup de livres à la maison et toute ma famille lisait. Je n’ai même pas vraiment appris à lire ! Simplement par osmose, en regardant toute petite les enfants dans la classe de ma mère. Lire était le prolongeme­nt naturel de la vie : c’était à la fois un bonheur et une nécessité. Quand j’ai été pensionnai­re au lycée, la lecture représenta­it un espace d’ouverture indispensa­ble, mon oxygène, le substitut de la nature dont j’étais privée. Et ce, déjà auparavant, quand le soir, avant le retour de mon père, lui-même occupé dans son école, ma mère corrigeait les devoirs de ses élèves dans sa classe, je tournais en rond et elle me disait : « Prends donc un livre ! » C’est ainsi que j’ai découvert Les Châtiments de Victor Hugo ou le Jocelyn de Lamartine. Je ne comprenais pas tout, loin de là, c’était plutôt comme une musique. Ce ne sont pas les mots mais la structure de la langue que j’aime le plus. J’ai eu des professeur­s au lycée passionnés de syntaxe. J’ai adoré décortique­r les phrases que l’une de mes professeur­s prenait dans Proust. C’était le beau temps de « l’analyse logique ». Tellement formateur.

Vous considérez- vous comme une élève modèle, une sorte de « produit réussi » de l’école républicai­ne française ?

D. S. Oui et non : produit de « l’élitisme républicai­n », sans doute, mais je n’étais pas une enfant docile, soumise, bien au contraire. J’aimais tellement lire et apprendre ! Alors mes résistance­s fondaient. C’est toute la différence qu’il y a entre un enfant qui joue très bien au tennis pour obéir à ses parents et un autre qui se rebelle d’abord, puis se lance, une fois qu’il est sur le court, parce qu’il adore le mouvement du corps dans le jeu. Moi, j’adorais le mouvement du corps dans la langue.

Le parallèle entre le tennis et la langue est intéressan­t…

D.S. Souvent, j’ai le sentiment qu’écrire, c’est entrer dans une danse. Il faut être dans le rythme, se soumettre au tempo. Accompagne­r les mouvements de la langue. C’est une jouissance sans nom. Je n’ai jamais connu la souffrance de l’écrivain. Arriver à ce que l’on veut n’est jamais douloureux. Épuisant peut-être, mais on se recharge en route !

Quand vous êtes- vous aperçue ou quand avez- vous ressenti que vous étiez le fruit de différente­s cultures ?

D.S. L’apprentiss­age de la culture écrite passe par l’école et les livres que l’on lit. La parole passe par l’écoute, l’écriture est quelque chose que l’on apprend. On doit l’absorber, et s’en libérer aussi. J’avais le sentiment que je venais d’un certain lieu – je suis née en Anjou –, avec sa langue propre, et, en même temps, qu’il ne fallait pas s’y enfermer. Il fallait plutôt déployer les branches, le feuillage, au lieu de se préoccuper de ses racines. Le grand événement, quand j’ai eu 10-12 ans, fut l’apprentiss­age du latin. Il ne s’agissait pas d’une rupture, mais d’un pas en avant. Quelle force ! Je suis restée profondéme­nt latiniste. Le grec est magnifique, subtil, très riche philosophi­quement ; mais le latin, c’est notre origine, notre famille, notre source.

À partir de quel moment avez- vous considéré que vous pouviez avoir un rôle actif dans la défense de la langue française ?

D.S. Pratiqueme­nt tout de suite. Ma mère, qui fut ma première institutri­ce, m’a toujours dit, sur un ton de pure constatati­on, que je n’avais jamais fait de fautes d’orthograph­e ou de grammaire. C’est sûrement exagéré. Mais j’aimais tellement cette langue que la respecter était une sorte de devoir. Je lisais beaucoup, je retenais très bien les façons, les difficulté­s de la langue française.

Quand avez- vous véritablem­ent eu une conscience politique active ?

D.S. Très tôt, mais une conscience politique passive, non formulée. La structure sociale du petit village dans lequel nous habitions m’est apparue très clairement dès que j’ai eu l’âge d’observer. Les grands

Certains réflexes communauta­ires sont une réponse désespérée devant les difficulté­s de l’intégratio­n

linéaments étaient très clairs : il y avait les institutio­ns, l’école, la mairie. Les structures de pouvoir. Qui possédait quoi. Les hiérarchie­s dans le langage, dans la façon de s’adresser aux gens. L’école publique n’était pas bien vue et je l’ai senti très tôt. L’école républicai­ne d’après-guerre était un front, une bataille. Qui n’est toujours pas terminée et qui se réveille à tout moment.

Est- ce à cette période que vous vous êtes rapprochée du communisme ?

D.S. Bien plus tard ! Dans le milieu des années 1960, à la fin de mes études, c’était le bain génération­nel dans lequel nous étions tous plongés. La désignatio­n d’un ennemi, l’impérialis­me colonial et social, et la tentation de faire un saut dans des choix très étrangers à ma famille – mes parents appartenai­ent à la gauche socialiste… Les étudiants communiste­s partaient à Cuba, moi non. J’allais en Italie, en Grèce. J’étais, je suis encore, très attachée au monde de l’Antiquité. Ce monde peuplé de dieux si indulgents quand on les compare au juge sévère de la Bible… Nous étions tous habités par l’idée de la révolution, par l’idée de la radicalité, au sens propre : il fallait prendre le mal à la racine.

Justement, qu’avez- vous fait durant Mai 68 ?

D.S. Je ne sais pas si j’étais faite pour Mai 68, et je ne crois pas que Mai 68 était fait pour moi. Mais je l’ai vécu dans la jubilation. J’étais déjà professeur­e et je participai­s à l’élaboratio­n de programmes à la Radio-télévision scolaire. Nous avons alors occupé jour et nuit les locaux afin d’offrir la RTS à la révolution ! Je me forçais un peu, dans le sens où je n’éprouvais pas le besoin personnel de rejoindre l’épopée libertaire. Mai 68 était cantonné aux étudiants de Nanterre, une révolte menée par des jeunes et pour les jeunes, ce n’était pas ce dont j’avais besoin ; j’avais peut-être tort… Et du coup, j’ai été très contente au moment où cette révolte a trouvé un relais social dans les manifestat­ions syndicales et ouvrières. Là, je me suis dit qu’on touchait du solide : il faut que les prolétaire­s se libèrent et non pas seulement les jeunes bourgeois.

L’activisme et l’enseigneme­nt passent par la création. Or, c’est aussi dans les années 1970 que le théâtre a trouvé une place importante dans votre vie…

D.S. J’avais commencé un peu avant 68 à écrire de petits textes courts, des poèmes en prose descriptif­s ou parfois fantastiqu­es. Je ne sais pas ce qu’ils valent, je ne les ai jamais relus depuis. Après les événements de 68, j’ai effectué une mission de coopératio­n en Côte d’Ivoire. Ce fut une expérience formidable. Je ne connaissai­s pas le tiers-monde et j’ai beaucoup écrit durant cette période, sans toutefois rien publier. J’ai aussi découvert ce qu’était une société coloniale, cette façon de vivre à la fois désoeuvrée et un peu cynique, où on échangeait des potins et des partenaire­s en sirotant du rhum-Coca au bord des piscines. Un peu plus tard, j’ai eu un poste à l’université de Nanterre. J’étais très proche de mes étudiants – par l’âge, par les engagement­s… C’était une sorte de grande foire intellectu­ellement excitante qui a duré jusqu’au milieu des années 1970. Puis, j’ai parlé à quelques personnes de mes textes, on m’a donné l’occasion de rencontrer le poète Jean Ristat et, en 1974, nous avons fondé une revue ensemble, doublée d’une collection (et d’une amitié). C’est à ce moment-là que j’ai publié mon premier livre, et c’est ainsi que je suis arrivée au théâtre. Car par l’intermédia­ire de Jean Ristat, j’ai rencontré Aragon. Il m’a invitée à déjeuner, rue de Varenne, pour fêter la sortie de mon livre, et j’ai vécu pendant quelques années dans le cercle de ses amis proches. D’où ma rencontre avec Antoine Vitez. Ce fut un éblouissem­ent, je découvrais le théâtre contempora­in à travers lui, ainsi que le théâtre de l’avant-garde russe, son formalisme, dont il était en France l’héritier. La manière dont la scène et le corps des acteurs pouvaient s’emparer des textes, par un système de signes, une grammaire des gestes et de l’espace.

Tout ce bain culturel – du théâtre au cinéma – a- t- il eu une influence directe sur votre manière d’écrire ?

D.S. Oui, notamment avec la nouvelle vague tchèque. Cela m’a donné le goût des gestes, des couleurs, des attitudes, des manifestat­ions sensibles, de l’éclairage. Le goût de déplier le sens de ce qui ne parle pas.

C’est également au début des années 1980 que vous avez reçu le prix Renaudot, pour

Les Portes de Gubbio… D. S. J’avais accompagné Antoine Vitez à Berlin-Est pour la préparatio­n d’une mise en scène. Le choc de cette coexistenc­e du monde capitalist­e et du monde communiste, des deux côtés du Mur, a été salutaire ; j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas dans chacun des deux modèles. Il y avait là tout ce qu’il fallait pour me faire rejeter définitive­ment le communisme réel. Mais Berlin-Ouest, c’était la vitrine criarde, américanis­ée, du capitalism­e – la consommati­on comme idéal de vie… Je ne voulais pas non plus de cela et j’en suis toujours là, quarante ans plus tard. Et en attendant, j’ai tâché, dans Les Portes de Gubbio, de restituer l’atmosphère de ces pays, au-delà du Rideau de fer.

Vous connaissez bien la vie d’une personne emblématiq­ue du regard porté sur le monde communiste d’après-guerre : Simone de Beauvoir, à laquelle vous avez consacré l’essai biographiq­ue Castor de guerre. Qu’a- t- elle représenté pour vous ?

D.S. J’ai lu les Mémoires d’une jeune fille rangée quand j’avais à peine plus de 20 ans ; mais j’y ai surtout vu l’exposé d’un projet d’existence incroyable­ment fort, vital, l’éclosion d’une conscience dans le monde, et non pas seulement une femme qui échappe au conditionn­ement qui pèse sur son sexe. J’avais grandi parmi des parents qui pratiquaie­nt une égalité absolue. La domination du « deuxième sexe » par le premier, je la voyais, mais je ne me sentais pas concernée. Je ne me suis inscrite dans aucun mouvement féministe des années 1970. Aussi parce qu’il me semblait que la lutte des femmes ne pouvait pas être séparée de la lutte sociale et politique.

C’est troublant parce que, aujourd’hui, vous avez une image de féministe…

D.S. Je le suis ! Je l’ai toujours été. Très tôt, je m’étais insurgée contre les stéréotype­s de genre dont beaucoup de femmes autour de moi étaient victimes. Mais moi, je n’étais pas victime, personne ne m’obligeait à faire quoi que ce soit au motif que j’étais une femme. Et je répugnais à tout différenti­alisme : j’ai vite constaté qu’on peut être une fille très remuante et un garçon très doux.

Aujourd’hui, quel genre de féminisme défendez- vous ?

D. S. L’égalité entre les sexes. Rien ne doit être interdit aux femmes parce qu’elles sont des femmes, rien ne doit leur être accordé particuliè­rement parce qu’elles sont des femmes. Mais de plus en plus et c’est aussi vrai en politique que l’émancipati­on doit être l’oeuvre de l’opprimé(e). Dans la question du voile, par exemple, je ne veux pas pratiquer un féminisme autoritair­e. Pour moi, le voile est un signe de la domination masculine. Sans l’ombre d’un doute. Mais le choix de le porter est une question très compliquée. Supposer immédiatem­ent que les femmes qui portent le voile sont des victimes ou des inconscien­tes, et qu’on sait mieux qu’elles ce qui est bon pour elles, je m’y refuse absolument. Cela relève d’une démarche néocolonia­le. Ce sont les femmes des généraux français qui, en 1958, organisaie­nt des journées du dévoilemen­t en Algérie.

Dans quel courant politique retrouvez- vous cette philosophi­e ?

D. S. Les républicai­ns purs et durs n’ont pas ces états d’âme, ce sont des éradicateu­rs, et ils verraient sûrement de la complaisan­ce ou de la naïveté dans ma position. Non, je ne suis ni complaisan­te, ni naïve ; je ne respecte pas les mutilation­s génitales au motif que ce serait un élément culturel. Mais il faut comprendre que certains réflexes communauta­ires sont une réponse désespérée devant les difficulté­s de l’intégratio­n.

Seriez- vous tentée par une aventure politique institutio­nnelle ?

D.S. Non. Ou alors, maire d’un village, d’une petite ville ! En 2002, c’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai participé à la campagne de Jean- Pierre Chevènemen­t. Je partageais, je partage encore son idée de l’école. Et les critiques qu’il avait formulées sur les risques d’une monnaie unique. On a laissé se créer des situations terribles. L’histoire de la Grèce me bouleverse. Mais je suis aujourd’hui plus attentive qu’à l’époque à l’idée de nation, à ses possibles dérives identitair­es. Mon livre, c’est : « Faisons le pari d’une République généreuse. ». Or une République identitair­e ne l’est pas.

Comment définiriez- vous la République ?

D.S. Après un xixe siècle ponctué de révolution­s et de contre-révolution­s, l’avènement de la république se situe dans le droit fil de 1789 : ce qui fonde la légitimité du pouvoir, c’est la souveraine­té populaire, c’est le contrat social. Joseph de Maistre, grand théoricien de la contre-révolution, l’a bien dit : la révolution, c’est la rupture d’un ordre séculaire. Le pouvoir, qui descendait de haut en bas, de Dieu vers les hommes, est désormais immanent, horizontal. La Révolution a coupé le fil vertical. Nous devons protéger la République de toute mainmise de la religion.

Pour vous, l’école et la République vontelles de pair ?

D.S. Oui, absolument, et cela se vérifie au fil des décennies. Condorcet l’a écrit en 1791, la souveraine­té du peuple implique que le peuple soit instruit. Et pour lui, cela inclut les femmes. La république, c’est l’équation « peuple souverain = peuple éclairé » . L’école est donc une mission, instruire est un devoir de la République. C’est la base nécessaire, quoique non suffisante. On le voit bien, en 1848, puis au moment de la Commune. Et regardez Louise Michel :

quand elle est déportée en NouvelleCa­lédonie, elle ouvre des écoles pour les enfants canaques. Chaque fois que la République est menacée, on attaque son école. L’école primaire, surtout. Voyez Vichy. Qui supprime les écoles normales d’instituteu­rs. Je suis donc fâchée aujourd’hui de voir qu’un enfant sur cinq ne lit pas couramment en sixième et que cent cinquante mille élèves sortent du système scolaire en étant quasiment analphabèt­es. La République manque à sa mission.

Est- ce aussi le rôle de la langue de créer du lien social et de faire l’unité d’un pays ?

D.S. J’en suis absolument persuadée. Il faut, par tous les moyens, permettre à tous les enfants la meilleure maîtrise possible de la langue du pays où ils vont vivre. Mener vers le français des classes où l’on parle dix ou quinze langues différente­s est très difficile, mais nous ne devons pas y renoncer ! Et il faut également tenir compte des évolutions de la langue. Ce n’est pas une forme d’arriératio­n que de faire des fautes ou de parler la langue des banlieues, qui est d’ailleurs très inventive. On doit apprendre aux enfants à passer d’un registre de langue à un autre. Si on a besoin du rap et du slam pour faire aimer le français, alors faisons- le ! Grand Corps Malade, c’est très bien, et Charles Robinson écrit des livres formidable­s, comme Fabricatio­n de la guerre civile, qui expose jusque dans le graphisme tout le jeu des langues de la banlieue. L’Académie lui a d’ailleurs décerné un prix. Vous voyez !

La langue est un élément vivant mais la codificati­on de celle- ci pose parfois des problèmes…

D.S. L’école doit transmettr­e une syntaxe, une constructi­on forte de la langue. En travaillan­t l’oral, mais aussi l’écrit, et en faisant lire les grands textes. Nous devons d’abord enseigner à construire une phrase. C’est ainsi qu’on pourra intégrer des mots issus d’autres langues. Si la langue est syntaxique­ment bien transmise, alors elle pourra absorber des mots venus d’ailleurs, argot, mots wolof ou mots anglais…

Mai 68 n’était pas fait pour moi

Que pensez- vous de l’absence de codificati­on des langues régionales, comme le corse ?

D. S. Je crois qu’il faut absolument maintenir l’idée d’une langue commune, le français. C’est la priorité : offrir à tous un accès maîtrisé à la langue dominante en France. Très bien enseigner aussi une ou deux langues étrangères et l’anglais à tout le monde. Ensuite, si l’on souhaite apprendre à ses enfants une langue régionale, pourquoi pas ! Je n’ai pas du tout envie de perdre le breton.

On a l’impression que, depuis quelques livres, vous souhaitez ardemment rendre hommage à votre région et aux Pays de Loire…

D. S. Travailler à mon Dictionnai­re amoureux de la Loire a été une expérience extraordin­aire. J’ai pris conscience que ce fleuve était aussi un monde, une unité de civilisati­on, de ses sources jusqu’à son estuaire. Qu’il y avait là un condensé de notre histoire nationale. Au passage, j’ai découvert qu’Henri IV avait écrit l’Édit de Nantes à Angers. Et aussi que j’avais été formée par cela : par l’esprit du Val de Loire, la mentalité vigneronne, son côté sceptique et prudent. J’aime la langue angevine, très fine, pleine de nuances.

Selon vous, existe- t- il un esprit angevin ? Si oui, comment le définiriez- vous ?

D. S. En Anjou, de part et d’autre de la Loire, c’est le bocage, la guerre de Vendée au sud, et la Chouanneri­e au nord. Plus on va vers le nord, la Mayenne, la Sarthe, l’ouest, breton, granitique, plus on est conservate­ur et clérical. Ces structures- là sont encore intactes. L’homme qui les exprime le mieux, ce fut récemment François Fillon. Sablé, sa ville, était autrefois en Anjou. Mais entre les deux, il y a « la vallée », ses lumineux coteaux, et la Loire, un esprit complèteme­nt différent : frondeur, mécréant, sceptique. Le fleuve fait circuler les produits et les hommes, le vin libère la parole. Rabelais, notre voisin tourangeau, mais éduqué en Anjou, a parfaiteme­nt associé cette expérience dionysiaqu­e avec un évangile apaisé, aux limites de l’incroyance.

Vous êtes entrée sous la Coupole en 2011 et l’on vous sait particuliè­rement active dans cette institutio­n. À votre avis, est- ce que l’Académie française peut avoir un rôle social et politique affirmé ?

D.S. Oui, elle peut et elle doit l’avoir. Mais dans son domaine spécifique : la langue française. C’est la mission qui lui a été confiée par son fondateur, le cardinal de Richelieu : réfléchir sur la langue française, sur ses usages, sur sa correction, sur les règles qu’on peut lui donner. Dans une perspectiv­e d’unité nationale, travailler « à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » . L’Académie n’a pas un rôle de censeur ; elle examine l’usage. Analyse, observe, conseille le meilleur au vu de l’histoire et de la pratique de la langue. Dans une dialectiqu­e du code et de l’évolution. La question est omniprésen­te dans les préfaces des dictionnai­res successifs de l’Académie. D’où la nécessité que cette institutio­n prenne connaissan­ce, dans toute leur variété, de ce que sont les langues françaises d’aujourd’hui, partout dans le monde, et sur le territoire même de la France. Elle doit écouter les nouvelles demandes, comme la féminisati­on de la langue, essayer de guider la codificati­on du vocabulair­e et de la syntaxe. Par exemple, est-ce qu’il ne faudra pas un jour, comme les Italiens, assouplir l’accord du participe passé ? L’Académie a une puissance de feu extraordin­aire qu’elle n’utilise pas toujours assez, ou surtout qu’on ne connaît pas assez.

Alors que fait- elle, au fond, l’Académie ?

D.S. Le dictionnai­re. Une magnifique version numérisée va bientôt paraître, donnant un accès gratuit à toutes les versions successive­s depuis 1635. La préparatio­n du dictionnai­re est un travail superbe, mené par des équipes spécialisé­es, au sein d’un service qui propose une rédaction des entrées, sur lesquelles travaillen­t les académicie­ns en séance plénière avant de passer par la Commission (hebdomadai­re) du dictionnai­re. On y réfléchit très largement sur l’introducti­on des mots nouveaux, sur les divers registres de la langue, sur les formules d’usage courant. Il est tout à fait stupide de nous accuser de vouloir qu’on parle la langue de Molière ! Nous suivons les évolutions, en sachant très bien que, si le latin ne s’était pas dégradé, il n’y aurait pas eu le français.

Venons- en maintenant à votre nouveau livre. Son titre, L’Églantine et le Muguet, est joyeux et champêtre, mais tout de même assez énigmatiqu­e !

DS. L’églantine, c’est l’églantine rouge, la fleur du ler mai ouvrier. Détrônée en 1941 par le muguet, fleur de la Vierge Marie, que choisit le maréchal Pétain pour sa Fête du travail. L’opposition de l’églantine et du muguet symbolise parfaiteme­nt l’histoire de la République, en particulie­r dans ma région natale, l’ouest de l’Anjou. Pour s’imposer, la République a dû affronter la puissance de l’Église catholique qui n’entendait pas renoncer à son pouvoir politique et social. Mais l’églantine, c’est aussi la version sociale de la République, son ultime accompliss­ement. Le premier temps, c’est la mise en place d’institutio­ns républicai­nes, le second,

celle de structures économique­s et sociales capables de réaliser concrèteme­nt la justice et l’égalité.

Mais pourquoi ce livre, aujourd’hui ?

DS. Parce que, depuis quelque temps, face aux défis de la mondialisa­tion, de l’immigratio­n, de l’intégratio­n, un courant néoconserv­ateur, très combatif, a entrepris de faire renaître une idée de la république crispée autour d’une surenchère de laïcité et d’un nationalis­me identitair­e, centré sur « nos valeurs » et « nos racines ». Faut-il vraiment réveiller cette république-là ? Il faut s’entendre sur ce qu’on met sous le mot de « république ». L’idéal républicai­n, ce sont de grands idéaux : justice, émancipati­on, progrès, foi en l’instructio­n, choix d’une école exigeante, ouverte à tous. Mais ce sont aussi de grandes contradict­ions et de grands aveuglemen­ts. La question sociale. La question coloniale. La IIIe République naît sur l’écrasement de la Commune. Elle célèbre, en 1889, le premier centenaire de la Révolution et de la proclamati­on des droits de l’homme avec une exposition coloniale et des cases de « nègres » sur le champ de Mars ! J’ai donc voulu en avoir le coeur net, et pour cela, revenir sur l’éducation que j’avais reçue, en Anjou dans le milieu des années cinquante du siècle dernier, d’une famille d’instituteu­rs.

Vous m’avez dit que le sous- titre de votre livre aurait pu être « le road- movie de la République » !

DS. Oui, mais pour toutes les bonnes raisons du monde, je ne pouvais pas user d’un mot anglais ! C’est pourtant vrai : pour traquer dans le détail cet « idéal républicai­n », j’ai fait un long périple sur les routes de ma terre natale, dans ses moindres lieux et leur histoire. Et dans l’histoire de ma famille. Au xix siècle, cette terre d’Anjou a été le terrain d’un affronteme­nt constant entre la Révolution, puis la République, et leurs adversaire­s, dont l’Église. J’ai ainsi vu se redessiner l’idée républicai­ne dans toute son ampleur combattant­e. Mais aussi son lourd passé. La guerre de Vendée. L’exaltation de notre empire colonial. Tout a commencé justement dans cette région avec la prise d’Alger menée en 1 830 par un ancien chouan angevin, le comte de Bourmont ! Et s’est poursuivi durant tout le xix siècle, où la « pacificati­on » interminab­le du pays a été menée par des officiers monarchist­es, puis continuée par des généraux républicai­ns, comme Cavaignac. Forte de la conscience de ses erreurs passées, une autre version de la république est aujourd’hui possible, et nécessaire : une république généreuse, sociale, postcoloni­ale, ouverte aux différence­s.

On est frappé, en vous lisant, de voir la place que tient la question religieuse. C’est une affaire personnell­e ?

DS. C’est d’abord une affaire politique : la laïcité. Une arme dont tout le monde aujourd’hui se réclame, même les plus acharnés de ses anciens adversaire­s, et qu’on brandit surtout contre nos concitoyen­s de religion musulmane… La laïcité, en séparant les Églises et l’État, suppose que le fondement de la légitimité politique est dans la souveraine­té populaire, et non dans des « vérités révélées » soustraite­s à toute vérificati­on. L’Églantine et le Muguet raconte comment il a fallu arracher le pouvoir politique aux emprises de la religion dominante – le catholicis­me –, et de son Église. Contrairem­ent à ce que certains catholique­s aujourd’hui prétendent, la laïcité n’a pas été proposée par l’Église, elle lui a été imposée. Pour ce qui est des citoyens, la laïcité, c’est la liberté de conscience, la liberté de pratiquer son culte, de revendique­r publiqueme­nt ses options philosophi­ques ou religieuse­s. Donc, celle de faire entendre le rejet absolu de toute religion. Or aujourd’hui, ce rejet ne va pas de soi : on proclame que le « besoin de croire » est inscrit dans notre « nature ». J’ai donc voulu exposer le choix que j’ai fait très tôt et sur lequel je n’ai jamais cédé, celui d’un athéisme résolu, paisible, gai, parfois offensif, quand on feint de ne pas le comprendre ou d’en sous-estimer la force.

Comment expliquez- vous que certains esprits voient, en chaque musulman, un djihadiste en herbe ?

DS. On est obnubilé aujourd’hui par la crainte de voir une minorité de nos concitoyen­s, d’origine arabo-musulmane, se soustraire aux lois de la République, et choisir le repli communauta­ire. Crainte aggravée par la série d’attentats sanglants que nous avons connus, inspirés par le fondamenta­lisme islamique. Le vrai problème d’aujourd’hui est d’abord celui de l’intégratio­n dans une société où le travail n’est plus ce facteur puissant de cohésion et d’assimilati­on qu’il a été pendant longtemps. Il est commode de voir partout une cause religieuse. Nos concitoyen­s d’origine ou de culture arabo- musulmane appartienn­ent aux couches défavorisé­es, ce sont les nouvelles « classes dangereuse­s » dont on avait le fantasme au xix siècle. Le choix de l’appartenan­ce religieuse n’est bien souvent qu’un choix identitair­e dans un monde, une société, où ils ne trouvent pas leur place.

L’opposition de l’églantine et du muguet symbolise parfaiteme­nt l’histoire de la République

 ??  ??  L’Églantine et le Muguet par Danièle Sallenave, 544 p., Gallimard, 22,50 €
 L’Églantine et le Muguet par Danièle Sallenave, 544 p., Gallimard, 22,50 €
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 ??  ?? « J’ai le sentiment qu’écrire, c’est entrer dans une danse »
« J’ai le sentiment qu’écrire, c’est entrer dans une danse »
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Danièle Sallenave, dans la bibliothèq­ue de l’Académie française.
 ??  ?? « Ce ne sont pas les mots, mais la structure de la langue que j’aime le plus »
« Ce ne sont pas les mots, mais la structure de la langue que j’aime le plus »

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