Danièle SALLENAVE
« Il faut que l’école transmette une syntaxe, une construction forte de la langue »
Voyager dans un lieu donné, c’est aussi voyager dans le temps, et dans l’histoire – aussi bien celle d’un individu que celle de toute une nation. On s’en apercevra à la lecture du passionnant récit, mâtiné d’essai, de Danièle Sallenave qui, début 2017, a décidé d’écumer sa terre natale, l’Anjou. Une région dont cette fille d’instituteurs semble être le fruit paradoxal, elle qui a reçu « une éducation républicaine sur une terre qui ne l’était pas ». Là même où cette contradiction et ce combat de valeurs se sont illustrés lors de la guerre de Vendée, puis tout au long du XIX e siècle – « des châteaux, la propriété foncière, un légitimisme, un catholicisme de combat, une contre-révolution politique et la révolution agricole. C’est là notre contribution à la grande histoire nationale ». Dans L’Églantine et le Muguet – titre fleuri mais ô combien symbolique politiquement –, l’auteure de Castor de guerre revient sur ces années, qui hantent encore les lieux. De Savennières à Trélazé en passant par Noyant- la- Gravoyère ou Freigné, Danièle Sallenave rend hommage à ce coin de France qu’elle chérit – avec de magnifiques descriptions (notamment celle du château de Chanzeaux) –, se permet des digressions inattendues (citons des éloges de « la vie frugale » et du travail de la vigne) et brosse le portrait de quelques personnalités, notamment de certains membres de sa famille. Mais cette académicienne au fort tempérament est aussi une femme engagée, qui profite de cet ouvrage pour réaffirmer ses convictions laïques. Les batailles de foi d’Anjou font ainsi écho aux débats contemporains sur la place de l’islam dans la République, quelque peu gangrenés d’un côté par des dérives fondamentalistes et, de l’autre, par un passé colonial « qui ne passe pas ». Mais la politique est aussi une affaire de langue, à l’image de l’utilisation du mot « zouave », comme nous le rappelle cette grande avocate de la langue française, capable à ses yeux de créer l’unité dans la diversité.
Pensez- vous que, dès votre plus jeune âge, vous étiez conditionnée à devenir femme de lettres ?
D.S. Non, pas du tout ! Mais pourquoi ce mot un peu désuet ? Pour éviter écrivaine ? Cela dit, écrivain avec ou sans « e » , pas davantage. La logique, étant donné l’histoire de ma famille – des grands- parents de condition très modeste et des parents instituteurs –, était que je devienne professeure. Cela me convenait, j’ai aimé les études qu’il fallait suivre pour y parvenir et j’ai toujours aimé transmettre. Ce que j’ai appris, je ne veux pas le garder pour moi, il faut aussitôt que je le fasse savoir. C’est un raisonnement qui était, peut-être, celui de mes parents et que je partage complètement. Récemment, j’ai découvert que le mot « faramineux » venait du latin « feramina » – « l’ensemble des bêtes sauvages », qui désigne donc quelque chose de monstrueux. J’ai été ravie. Et je me suis empressée de le dire aussitôt à deux ou trois personnes, en espérant qu’elles seraient ravies de le découvrir à leur tour !
Justement, à partir de quel moment avezvous eu envie de retransmettre cette connaissance par les livres ?
D.S. La transmission par la parole est une dimension essentielle pour moi. C’est pourquoi j’ai eu beaucoup de plaisir à être professeure. Mais écrire des livres est autre chose, c’est vouloir entrer dans ce monde difficile, mystérieux, de la parole écrite. Du reste, je vise depuis toujours à une fusion de l’oralité et de l’écriture. À écrire comme je parle et parler comme j’écris. . J’aime changer de registre, utiliser un mot familier, un peu d’argot, un mot de l’ancienne langue angevine. De même, dans la langue parlée, j’aime passer du registre relâché à celui du registre soutenu ou à des termes anciens.
Étiez-vous, enfant, un rat de bibliothèque ?
D.S. J’ai commencé à lire très tôt. Il y avait beaucoup de livres à la maison et toute ma famille lisait. Je n’ai même pas vraiment appris à lire ! Simplement par osmose, en regardant toute petite les enfants dans la classe de ma mère. Lire était le prolongement naturel de la vie : c’était à la fois un bonheur et une nécessité. Quand j’ai été pensionnaire au lycée, la lecture représentait un espace d’ouverture indispensable, mon oxygène, le substitut de la nature dont j’étais privée. Et ce, déjà auparavant, quand le soir, avant le retour de mon père, lui-même occupé dans son école, ma mère corrigeait les devoirs de ses élèves dans sa classe, je tournais en rond et elle me disait : « Prends donc un livre ! » C’est ainsi que j’ai découvert Les Châtiments de Victor Hugo ou le Jocelyn de Lamartine. Je ne comprenais pas tout, loin de là, c’était plutôt comme une musique. Ce ne sont pas les mots mais la structure de la langue que j’aime le plus. J’ai eu des professeurs au lycée passionnés de syntaxe. J’ai adoré décortiquer les phrases que l’une de mes professeurs prenait dans Proust. C’était le beau temps de « l’analyse logique ». Tellement formateur.
Vous considérez- vous comme une élève modèle, une sorte de « produit réussi » de l’école républicaine française ?
D. S. Oui et non : produit de « l’élitisme républicain », sans doute, mais je n’étais pas une enfant docile, soumise, bien au contraire. J’aimais tellement lire et apprendre ! Alors mes résistances fondaient. C’est toute la différence qu’il y a entre un enfant qui joue très bien au tennis pour obéir à ses parents et un autre qui se rebelle d’abord, puis se lance, une fois qu’il est sur le court, parce qu’il adore le mouvement du corps dans le jeu. Moi, j’adorais le mouvement du corps dans la langue.
Le parallèle entre le tennis et la langue est intéressant…
D.S. Souvent, j’ai le sentiment qu’écrire, c’est entrer dans une danse. Il faut être dans le rythme, se soumettre au tempo. Accompagner les mouvements de la langue. C’est une jouissance sans nom. Je n’ai jamais connu la souffrance de l’écrivain. Arriver à ce que l’on veut n’est jamais douloureux. Épuisant peut-être, mais on se recharge en route !
Quand vous êtes- vous aperçue ou quand avez- vous ressenti que vous étiez le fruit de différentes cultures ?
D.S. L’apprentissage de la culture écrite passe par l’école et les livres que l’on lit. La parole passe par l’écoute, l’écriture est quelque chose que l’on apprend. On doit l’absorber, et s’en libérer aussi. J’avais le sentiment que je venais d’un certain lieu – je suis née en Anjou –, avec sa langue propre, et, en même temps, qu’il ne fallait pas s’y enfermer. Il fallait plutôt déployer les branches, le feuillage, au lieu de se préoccuper de ses racines. Le grand événement, quand j’ai eu 10-12 ans, fut l’apprentissage du latin. Il ne s’agissait pas d’une rupture, mais d’un pas en avant. Quelle force ! Je suis restée profondément latiniste. Le grec est magnifique, subtil, très riche philosophiquement ; mais le latin, c’est notre origine, notre famille, notre source.
À partir de quel moment avez- vous considéré que vous pouviez avoir un rôle actif dans la défense de la langue française ?
D.S. Pratiquement tout de suite. Ma mère, qui fut ma première institutrice, m’a toujours dit, sur un ton de pure constatation, que je n’avais jamais fait de fautes d’orthographe ou de grammaire. C’est sûrement exagéré. Mais j’aimais tellement cette langue que la respecter était une sorte de devoir. Je lisais beaucoup, je retenais très bien les façons, les difficultés de la langue française.
Quand avez- vous véritablement eu une conscience politique active ?
D.S. Très tôt, mais une conscience politique passive, non formulée. La structure sociale du petit village dans lequel nous habitions m’est apparue très clairement dès que j’ai eu l’âge d’observer. Les grands
Certains réflexes communautaires sont une réponse désespérée devant les difficultés de l’intégration
linéaments étaient très clairs : il y avait les institutions, l’école, la mairie. Les structures de pouvoir. Qui possédait quoi. Les hiérarchies dans le langage, dans la façon de s’adresser aux gens. L’école publique n’était pas bien vue et je l’ai senti très tôt. L’école républicaine d’après-guerre était un front, une bataille. Qui n’est toujours pas terminée et qui se réveille à tout moment.
Est- ce à cette période que vous vous êtes rapprochée du communisme ?
D.S. Bien plus tard ! Dans le milieu des années 1960, à la fin de mes études, c’était le bain générationnel dans lequel nous étions tous plongés. La désignation d’un ennemi, l’impérialisme colonial et social, et la tentation de faire un saut dans des choix très étrangers à ma famille – mes parents appartenaient à la gauche socialiste… Les étudiants communistes partaient à Cuba, moi non. J’allais en Italie, en Grèce. J’étais, je suis encore, très attachée au monde de l’Antiquité. Ce monde peuplé de dieux si indulgents quand on les compare au juge sévère de la Bible… Nous étions tous habités par l’idée de la révolution, par l’idée de la radicalité, au sens propre : il fallait prendre le mal à la racine.
Justement, qu’avez- vous fait durant Mai 68 ?
D.S. Je ne sais pas si j’étais faite pour Mai 68, et je ne crois pas que Mai 68 était fait pour moi. Mais je l’ai vécu dans la jubilation. J’étais déjà professeure et je participais à l’élaboration de programmes à la Radio-télévision scolaire. Nous avons alors occupé jour et nuit les locaux afin d’offrir la RTS à la révolution ! Je me forçais un peu, dans le sens où je n’éprouvais pas le besoin personnel de rejoindre l’épopée libertaire. Mai 68 était cantonné aux étudiants de Nanterre, une révolte menée par des jeunes et pour les jeunes, ce n’était pas ce dont j’avais besoin ; j’avais peut-être tort… Et du coup, j’ai été très contente au moment où cette révolte a trouvé un relais social dans les manifestations syndicales et ouvrières. Là, je me suis dit qu’on touchait du solide : il faut que les prolétaires se libèrent et non pas seulement les jeunes bourgeois.
L’activisme et l’enseignement passent par la création. Or, c’est aussi dans les années 1970 que le théâtre a trouvé une place importante dans votre vie…
D.S. J’avais commencé un peu avant 68 à écrire de petits textes courts, des poèmes en prose descriptifs ou parfois fantastiques. Je ne sais pas ce qu’ils valent, je ne les ai jamais relus depuis. Après les événements de 68, j’ai effectué une mission de coopération en Côte d’Ivoire. Ce fut une expérience formidable. Je ne connaissais pas le tiers-monde et j’ai beaucoup écrit durant cette période, sans toutefois rien publier. J’ai aussi découvert ce qu’était une société coloniale, cette façon de vivre à la fois désoeuvrée et un peu cynique, où on échangeait des potins et des partenaires en sirotant du rhum-Coca au bord des piscines. Un peu plus tard, j’ai eu un poste à l’université de Nanterre. J’étais très proche de mes étudiants – par l’âge, par les engagements… C’était une sorte de grande foire intellectuellement excitante qui a duré jusqu’au milieu des années 1970. Puis, j’ai parlé à quelques personnes de mes textes, on m’a donné l’occasion de rencontrer le poète Jean Ristat et, en 1974, nous avons fondé une revue ensemble, doublée d’une collection (et d’une amitié). C’est à ce moment-là que j’ai publié mon premier livre, et c’est ainsi que je suis arrivée au théâtre. Car par l’intermédiaire de Jean Ristat, j’ai rencontré Aragon. Il m’a invitée à déjeuner, rue de Varenne, pour fêter la sortie de mon livre, et j’ai vécu pendant quelques années dans le cercle de ses amis proches. D’où ma rencontre avec Antoine Vitez. Ce fut un éblouissement, je découvrais le théâtre contemporain à travers lui, ainsi que le théâtre de l’avant-garde russe, son formalisme, dont il était en France l’héritier. La manière dont la scène et le corps des acteurs pouvaient s’emparer des textes, par un système de signes, une grammaire des gestes et de l’espace.
Tout ce bain culturel – du théâtre au cinéma – a- t- il eu une influence directe sur votre manière d’écrire ?
D.S. Oui, notamment avec la nouvelle vague tchèque. Cela m’a donné le goût des gestes, des couleurs, des attitudes, des manifestations sensibles, de l’éclairage. Le goût de déplier le sens de ce qui ne parle pas.
C’est également au début des années 1980 que vous avez reçu le prix Renaudot, pour
Les Portes de Gubbio… D. S. J’avais accompagné Antoine Vitez à Berlin-Est pour la préparation d’une mise en scène. Le choc de cette coexistence du monde capitaliste et du monde communiste, des deux côtés du Mur, a été salutaire ; j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas dans chacun des deux modèles. Il y avait là tout ce qu’il fallait pour me faire rejeter définitivement le communisme réel. Mais Berlin-Ouest, c’était la vitrine criarde, américanisée, du capitalisme – la consommation comme idéal de vie… Je ne voulais pas non plus de cela et j’en suis toujours là, quarante ans plus tard. Et en attendant, j’ai tâché, dans Les Portes de Gubbio, de restituer l’atmosphère de ces pays, au-delà du Rideau de fer.
Vous connaissez bien la vie d’une personne emblématique du regard porté sur le monde communiste d’après-guerre : Simone de Beauvoir, à laquelle vous avez consacré l’essai biographique Castor de guerre. Qu’a- t- elle représenté pour vous ?
D.S. J’ai lu les Mémoires d’une jeune fille rangée quand j’avais à peine plus de 20 ans ; mais j’y ai surtout vu l’exposé d’un projet d’existence incroyablement fort, vital, l’éclosion d’une conscience dans le monde, et non pas seulement une femme qui échappe au conditionnement qui pèse sur son sexe. J’avais grandi parmi des parents qui pratiquaient une égalité absolue. La domination du « deuxième sexe » par le premier, je la voyais, mais je ne me sentais pas concernée. Je ne me suis inscrite dans aucun mouvement féministe des années 1970. Aussi parce qu’il me semblait que la lutte des femmes ne pouvait pas être séparée de la lutte sociale et politique.
C’est troublant parce que, aujourd’hui, vous avez une image de féministe…
D.S. Je le suis ! Je l’ai toujours été. Très tôt, je m’étais insurgée contre les stéréotypes de genre dont beaucoup de femmes autour de moi étaient victimes. Mais moi, je n’étais pas victime, personne ne m’obligeait à faire quoi que ce soit au motif que j’étais une femme. Et je répugnais à tout différentialisme : j’ai vite constaté qu’on peut être une fille très remuante et un garçon très doux.
Aujourd’hui, quel genre de féminisme défendez- vous ?
D. S. L’égalité entre les sexes. Rien ne doit être interdit aux femmes parce qu’elles sont des femmes, rien ne doit leur être accordé particulièrement parce qu’elles sont des femmes. Mais de plus en plus et c’est aussi vrai en politique que l’émancipation doit être l’oeuvre de l’opprimé(e). Dans la question du voile, par exemple, je ne veux pas pratiquer un féminisme autoritaire. Pour moi, le voile est un signe de la domination masculine. Sans l’ombre d’un doute. Mais le choix de le porter est une question très compliquée. Supposer immédiatement que les femmes qui portent le voile sont des victimes ou des inconscientes, et qu’on sait mieux qu’elles ce qui est bon pour elles, je m’y refuse absolument. Cela relève d’une démarche néocoloniale. Ce sont les femmes des généraux français qui, en 1958, organisaient des journées du dévoilement en Algérie.
Dans quel courant politique retrouvez- vous cette philosophie ?
D. S. Les républicains purs et durs n’ont pas ces états d’âme, ce sont des éradicateurs, et ils verraient sûrement de la complaisance ou de la naïveté dans ma position. Non, je ne suis ni complaisante, ni naïve ; je ne respecte pas les mutilations génitales au motif que ce serait un élément culturel. Mais il faut comprendre que certains réflexes communautaires sont une réponse désespérée devant les difficultés de l’intégration.
Seriez- vous tentée par une aventure politique institutionnelle ?
D.S. Non. Ou alors, maire d’un village, d’une petite ville ! En 2002, c’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai participé à la campagne de Jean- Pierre Chevènement. Je partageais, je partage encore son idée de l’école. Et les critiques qu’il avait formulées sur les risques d’une monnaie unique. On a laissé se créer des situations terribles. L’histoire de la Grèce me bouleverse. Mais je suis aujourd’hui plus attentive qu’à l’époque à l’idée de nation, à ses possibles dérives identitaires. Mon livre, c’est : « Faisons le pari d’une République généreuse. ». Or une République identitaire ne l’est pas.
Comment définiriez- vous la République ?
D.S. Après un xixe siècle ponctué de révolutions et de contre-révolutions, l’avènement de la république se situe dans le droit fil de 1789 : ce qui fonde la légitimité du pouvoir, c’est la souveraineté populaire, c’est le contrat social. Joseph de Maistre, grand théoricien de la contre-révolution, l’a bien dit : la révolution, c’est la rupture d’un ordre séculaire. Le pouvoir, qui descendait de haut en bas, de Dieu vers les hommes, est désormais immanent, horizontal. La Révolution a coupé le fil vertical. Nous devons protéger la République de toute mainmise de la religion.
Pour vous, l’école et la République vontelles de pair ?
D.S. Oui, absolument, et cela se vérifie au fil des décennies. Condorcet l’a écrit en 1791, la souveraineté du peuple implique que le peuple soit instruit. Et pour lui, cela inclut les femmes. La république, c’est l’équation « peuple souverain = peuple éclairé » . L’école est donc une mission, instruire est un devoir de la République. C’est la base nécessaire, quoique non suffisante. On le voit bien, en 1848, puis au moment de la Commune. Et regardez Louise Michel :
quand elle est déportée en NouvelleCalédonie, elle ouvre des écoles pour les enfants canaques. Chaque fois que la République est menacée, on attaque son école. L’école primaire, surtout. Voyez Vichy. Qui supprime les écoles normales d’instituteurs. Je suis donc fâchée aujourd’hui de voir qu’un enfant sur cinq ne lit pas couramment en sixième et que cent cinquante mille élèves sortent du système scolaire en étant quasiment analphabètes. La République manque à sa mission.
Est- ce aussi le rôle de la langue de créer du lien social et de faire l’unité d’un pays ?
D.S. J’en suis absolument persuadée. Il faut, par tous les moyens, permettre à tous les enfants la meilleure maîtrise possible de la langue du pays où ils vont vivre. Mener vers le français des classes où l’on parle dix ou quinze langues différentes est très difficile, mais nous ne devons pas y renoncer ! Et il faut également tenir compte des évolutions de la langue. Ce n’est pas une forme d’arriération que de faire des fautes ou de parler la langue des banlieues, qui est d’ailleurs très inventive. On doit apprendre aux enfants à passer d’un registre de langue à un autre. Si on a besoin du rap et du slam pour faire aimer le français, alors faisons- le ! Grand Corps Malade, c’est très bien, et Charles Robinson écrit des livres formidables, comme Fabrication de la guerre civile, qui expose jusque dans le graphisme tout le jeu des langues de la banlieue. L’Académie lui a d’ailleurs décerné un prix. Vous voyez !
La langue est un élément vivant mais la codification de celle- ci pose parfois des problèmes…
D.S. L’école doit transmettre une syntaxe, une construction forte de la langue. En travaillant l’oral, mais aussi l’écrit, et en faisant lire les grands textes. Nous devons d’abord enseigner à construire une phrase. C’est ainsi qu’on pourra intégrer des mots issus d’autres langues. Si la langue est syntaxiquement bien transmise, alors elle pourra absorber des mots venus d’ailleurs, argot, mots wolof ou mots anglais…
Mai 68 n’était pas fait pour moi
Que pensez- vous de l’absence de codification des langues régionales, comme le corse ?
D. S. Je crois qu’il faut absolument maintenir l’idée d’une langue commune, le français. C’est la priorité : offrir à tous un accès maîtrisé à la langue dominante en France. Très bien enseigner aussi une ou deux langues étrangères et l’anglais à tout le monde. Ensuite, si l’on souhaite apprendre à ses enfants une langue régionale, pourquoi pas ! Je n’ai pas du tout envie de perdre le breton.
On a l’impression que, depuis quelques livres, vous souhaitez ardemment rendre hommage à votre région et aux Pays de Loire…
D. S. Travailler à mon Dictionnaire amoureux de la Loire a été une expérience extraordinaire. J’ai pris conscience que ce fleuve était aussi un monde, une unité de civilisation, de ses sources jusqu’à son estuaire. Qu’il y avait là un condensé de notre histoire nationale. Au passage, j’ai découvert qu’Henri IV avait écrit l’Édit de Nantes à Angers. Et aussi que j’avais été formée par cela : par l’esprit du Val de Loire, la mentalité vigneronne, son côté sceptique et prudent. J’aime la langue angevine, très fine, pleine de nuances.
Selon vous, existe- t- il un esprit angevin ? Si oui, comment le définiriez- vous ?
D. S. En Anjou, de part et d’autre de la Loire, c’est le bocage, la guerre de Vendée au sud, et la Chouannerie au nord. Plus on va vers le nord, la Mayenne, la Sarthe, l’ouest, breton, granitique, plus on est conservateur et clérical. Ces structures- là sont encore intactes. L’homme qui les exprime le mieux, ce fut récemment François Fillon. Sablé, sa ville, était autrefois en Anjou. Mais entre les deux, il y a « la vallée », ses lumineux coteaux, et la Loire, un esprit complètement différent : frondeur, mécréant, sceptique. Le fleuve fait circuler les produits et les hommes, le vin libère la parole. Rabelais, notre voisin tourangeau, mais éduqué en Anjou, a parfaitement associé cette expérience dionysiaque avec un évangile apaisé, aux limites de l’incroyance.
Vous êtes entrée sous la Coupole en 2011 et l’on vous sait particulièrement active dans cette institution. À votre avis, est- ce que l’Académie française peut avoir un rôle social et politique affirmé ?
D.S. Oui, elle peut et elle doit l’avoir. Mais dans son domaine spécifique : la langue française. C’est la mission qui lui a été confiée par son fondateur, le cardinal de Richelieu : réfléchir sur la langue française, sur ses usages, sur sa correction, sur les règles qu’on peut lui donner. Dans une perspective d’unité nationale, travailler « à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » . L’Académie n’a pas un rôle de censeur ; elle examine l’usage. Analyse, observe, conseille le meilleur au vu de l’histoire et de la pratique de la langue. Dans une dialectique du code et de l’évolution. La question est omniprésente dans les préfaces des dictionnaires successifs de l’Académie. D’où la nécessité que cette institution prenne connaissance, dans toute leur variété, de ce que sont les langues françaises d’aujourd’hui, partout dans le monde, et sur le territoire même de la France. Elle doit écouter les nouvelles demandes, comme la féminisation de la langue, essayer de guider la codification du vocabulaire et de la syntaxe. Par exemple, est-ce qu’il ne faudra pas un jour, comme les Italiens, assouplir l’accord du participe passé ? L’Académie a une puissance de feu extraordinaire qu’elle n’utilise pas toujours assez, ou surtout qu’on ne connaît pas assez.
Alors que fait- elle, au fond, l’Académie ?
D.S. Le dictionnaire. Une magnifique version numérisée va bientôt paraître, donnant un accès gratuit à toutes les versions successives depuis 1635. La préparation du dictionnaire est un travail superbe, mené par des équipes spécialisées, au sein d’un service qui propose une rédaction des entrées, sur lesquelles travaillent les académiciens en séance plénière avant de passer par la Commission (hebdomadaire) du dictionnaire. On y réfléchit très largement sur l’introduction des mots nouveaux, sur les divers registres de la langue, sur les formules d’usage courant. Il est tout à fait stupide de nous accuser de vouloir qu’on parle la langue de Molière ! Nous suivons les évolutions, en sachant très bien que, si le latin ne s’était pas dégradé, il n’y aurait pas eu le français.
Venons- en maintenant à votre nouveau livre. Son titre, L’Églantine et le Muguet, est joyeux et champêtre, mais tout de même assez énigmatique !
DS. L’églantine, c’est l’églantine rouge, la fleur du ler mai ouvrier. Détrônée en 1941 par le muguet, fleur de la Vierge Marie, que choisit le maréchal Pétain pour sa Fête du travail. L’opposition de l’églantine et du muguet symbolise parfaitement l’histoire de la République, en particulier dans ma région natale, l’ouest de l’Anjou. Pour s’imposer, la République a dû affronter la puissance de l’Église catholique qui n’entendait pas renoncer à son pouvoir politique et social. Mais l’églantine, c’est aussi la version sociale de la République, son ultime accomplissement. Le premier temps, c’est la mise en place d’institutions républicaines, le second,
celle de structures économiques et sociales capables de réaliser concrètement la justice et l’égalité.
Mais pourquoi ce livre, aujourd’hui ?
DS. Parce que, depuis quelque temps, face aux défis de la mondialisation, de l’immigration, de l’intégration, un courant néoconservateur, très combatif, a entrepris de faire renaître une idée de la république crispée autour d’une surenchère de laïcité et d’un nationalisme identitaire, centré sur « nos valeurs » et « nos racines ». Faut-il vraiment réveiller cette république-là ? Il faut s’entendre sur ce qu’on met sous le mot de « république ». L’idéal républicain, ce sont de grands idéaux : justice, émancipation, progrès, foi en l’instruction, choix d’une école exigeante, ouverte à tous. Mais ce sont aussi de grandes contradictions et de grands aveuglements. La question sociale. La question coloniale. La IIIe République naît sur l’écrasement de la Commune. Elle célèbre, en 1889, le premier centenaire de la Révolution et de la proclamation des droits de l’homme avec une exposition coloniale et des cases de « nègres » sur le champ de Mars ! J’ai donc voulu en avoir le coeur net, et pour cela, revenir sur l’éducation que j’avais reçue, en Anjou dans le milieu des années cinquante du siècle dernier, d’une famille d’instituteurs.
Vous m’avez dit que le sous- titre de votre livre aurait pu être « le road- movie de la République » !
DS. Oui, mais pour toutes les bonnes raisons du monde, je ne pouvais pas user d’un mot anglais ! C’est pourtant vrai : pour traquer dans le détail cet « idéal républicain », j’ai fait un long périple sur les routes de ma terre natale, dans ses moindres lieux et leur histoire. Et dans l’histoire de ma famille. Au xix siècle, cette terre d’Anjou a été le terrain d’un affrontement constant entre la Révolution, puis la République, et leurs adversaires, dont l’Église. J’ai ainsi vu se redessiner l’idée républicaine dans toute son ampleur combattante. Mais aussi son lourd passé. La guerre de Vendée. L’exaltation de notre empire colonial. Tout a commencé justement dans cette région avec la prise d’Alger menée en 1 830 par un ancien chouan angevin, le comte de Bourmont ! Et s’est poursuivi durant tout le xix siècle, où la « pacification » interminable du pays a été menée par des officiers monarchistes, puis continuée par des généraux républicains, comme Cavaignac. Forte de la conscience de ses erreurs passées, une autre version de la république est aujourd’hui possible, et nécessaire : une république généreuse, sociale, postcoloniale, ouverte aux différences.
On est frappé, en vous lisant, de voir la place que tient la question religieuse. C’est une affaire personnelle ?
DS. C’est d’abord une affaire politique : la laïcité. Une arme dont tout le monde aujourd’hui se réclame, même les plus acharnés de ses anciens adversaires, et qu’on brandit surtout contre nos concitoyens de religion musulmane… La laïcité, en séparant les Églises et l’État, suppose que le fondement de la légitimité politique est dans la souveraineté populaire, et non dans des « vérités révélées » soustraites à toute vérification. L’Églantine et le Muguet raconte comment il a fallu arracher le pouvoir politique aux emprises de la religion dominante – le catholicisme –, et de son Église. Contrairement à ce que certains catholiques aujourd’hui prétendent, la laïcité n’a pas été proposée par l’Église, elle lui a été imposée. Pour ce qui est des citoyens, la laïcité, c’est la liberté de conscience, la liberté de pratiquer son culte, de revendiquer publiquement ses options philosophiques ou religieuses. Donc, celle de faire entendre le rejet absolu de toute religion. Or aujourd’hui, ce rejet ne va pas de soi : on proclame que le « besoin de croire » est inscrit dans notre « nature ». J’ai donc voulu exposer le choix que j’ai fait très tôt et sur lequel je n’ai jamais cédé, celui d’un athéisme résolu, paisible, gai, parfois offensif, quand on feint de ne pas le comprendre ou d’en sous-estimer la force.
Comment expliquez- vous que certains esprits voient, en chaque musulman, un djihadiste en herbe ?
DS. On est obnubilé aujourd’hui par la crainte de voir une minorité de nos concitoyens, d’origine arabo-musulmane, se soustraire aux lois de la République, et choisir le repli communautaire. Crainte aggravée par la série d’attentats sanglants que nous avons connus, inspirés par le fondamentalisme islamique. Le vrai problème d’aujourd’hui est d’abord celui de l’intégration dans une société où le travail n’est plus ce facteur puissant de cohésion et d’assimilation qu’il a été pendant longtemps. Il est commode de voir partout une cause religieuse. Nos concitoyens d’origine ou de culture arabo- musulmane appartiennent aux couches défavorisées, ce sont les nouvelles « classes dangereuses » dont on avait le fantasme au xix siècle. Le choix de l’appartenance religieuse n’est bien souvent qu’un choix identitaire dans un monde, une société, où ils ne trouvent pas leur place.
L’opposition de l’églantine et du muguet symbolise parfaitement l’histoire de la République