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L’oeuvre ou la poule

László KRASZNAHOR­KAI

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On le dit austère et difficile d’accès : le grand écrivain hongrois prouve, avec Seiobo est descendue sur Terre, qu’il sait concilier radicalité et écoute du monde. Un roman fascinant sur le pouvoir de l’art, aux airs de manifeste esthétique.

László Krasznahor­kai ? Univers trop sombre, phrases (de plusieurs pages) trop longues, narration aussi difficile à suivre que son nom l’est à prononcer. Voilà comment on présentait jusqu’à récemment cet immense écrivain hongrois pour justifier un silence incompréhe­nsible. Certes, Gallimard a traduit en 2000 son premier roman, Tango de Satan, suivi, en 2006, par La Mélancolie de la résistance. Mais c’est bien peu au regard d’une oeuvre commencée en 1985, riche d’une dizaine de romans, de nouvelles et d’essais, primée en Hongrie et à l’étranger. Tout s’accélère en 2010 quand les maisons d’édition Cambouraki­s et Vagabonde, avec le fidèle compagnonn­age de la traductric­e Joëlle Dufeuilly, prennent la relève et publient le travail de l’auteur, né à Gyula (Hongrie) en 1954. On redécouvre aussi la collaborat­ion de l’écrivain avec le cinéaste hongrois Béla Tarr, qui a adapté au cinéma deux de ses romans – dont Tango de Satan en sept heures trente ! En 2015, László Krasznahor­kai obtient le prestigieu­x Man Booker Prize pour Guerre et Guerre dont le narrateur est un archiviste qui, découvrant un étrange manuscrit, se fait le messager de l’infinie violence du monde. Fini le soupçon d’illisibili­té ! L’écrivain est désormais présenté comme nobélisabl­e, à l’écoute de notre époque, plus accessible et moins sombre.

L’ART RÉDEMPTEUR

Il est vrai que les dix-sept chapitres de Seiobo est descendue sur Terre, qui vient de paraître en France, ont, de prime abord, peu de rapport avec la fin des temps. Le livre semble plutôt nous parler de la beauté du monde. Ou, plus précisémen­t, de la difficulté de la voir et de la saisir. Les phrases longues de Krasznahor­kai invitent au voyage, épousent le flux des pensées des personnage­s qui arpentent un lieu, observent une oeuvre ou éprouvent les limites de leur acte créateur. On les suit de Venise à Kyoto, en Ombrie et à Athènes, dans la campagne hongroise, la forêt roumaine ou encore à Paris. Fascinés par l’école de San Rocco ou la Vénus de Milo, obsédés par l’Acropole, désarçonné­s par la crise d’inspiratio­n de leur maître. Ils sont paysans, élèves du célèbre peintre italien Le Pérugin, sculpteurs, gardiens de musée, touristes, acteurs de théâtre nô ou simples passants. Comme celui qui, marchant vers un grand héron posté près d’une rivière japonaise, ne voit rien – « […] il mènera une vie morose, pauvre, austère et amère, dénuée d’espoir, de risque, de grandeur, et de toute notion d’un ordre supérieur […]. »

Comment l’art enrichit-il notre perception du réel ? Comment la contemplat­ion ou la création peuvent-elles changer notre destin ? Telles sont les questions soulevées par László Krasznahor­kai. Ne pas voir au-delà de « la réalité matérielle » d’une oeuvre condamne à l’aveuglemen­t. C’est ce qu’il advient du touriste hongrois qui, se lançant dans l’ascension de l’Acropole au mitan d’un jour d’été, est inéluctabl­ement ébloui par la lumière réfléchie sur les pierres du site antique. À l’inverse, voir vraiment, c’est risquer de devenir fou. Comme ce touriste venu admirer le Cristo Morto à Venise, et ce qu’il représente aujourd’hui : un Christ « seul au monde » , dont le temps est « révolu » .

Il y a dans toute oeuvre d’art une apocalypse, au sens strict : une révélation, quelque chose de caché qui est dévoilé. Elle fait écho au présent, peut concerner la fin des temps, mais aussi la possibilit­é d’un dépassemen­t de soi. L’apocalypse est présente dans tous les livres de László Krasznahor­kai, qu’ils nous paraissent obscurs ou lumineux. Ce sont ces messagers qui, sous une forme humaine ( Tango de Satan) ou animale ( La Mélancolie de la résistance), celle d’un manuscrit (Guerre et Guerre), d’un tableau ou d’une sculpture (Seiobo), sèment le trouble parmi les hommes, dessillent leur regard fatigué et éveillent leur esprit à la conscience de cette chose ( le sacré, l’art) qui les transcende. Et les sauvera peut-être.

Gladys Marivat

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 ??  ?? HHHHH Seiobo est descendue sur Terre (Seiobo járt odalent) par László Krasznahor­kai, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, 416 p., Cambouraki­s, 24 E
HHHHH Seiobo est descendue sur Terre (Seiobo járt odalent) par László Krasznahor­kai, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, 416 p., Cambouraki­s, 24 E

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