Sanglant conflit
L’auteur évoque les dissensions fratricides qui déchirèrent les Basques pendant plus de quarante ans. Prenant.
Un beau roman vaut souvent mieux qu’un cours d’histoire. Surtout quand elle est récente et que les poisons du conflit, l’un des plus tumultueux de la fin du xx siècle en Europe, continuent de hanter les consciences et les structures du corps social. Phénomène littéraire en Espagne (il s’est vendu à plus de sept cent mille exemplaires), Patria est de ces livres qui permettent à un peuple entier de faire avancer sa mémoire collective. Cathartique et furieusement romanesque, il raconte le conflit basque – qui a tué huit cent vingtneuf personnes en quarante ans – à travers le portrait de deux familles qui s’aiment et se déchirent dans un petit village, sur les hauteurs de San Sebastián.
TERREUR TOUS AZIMUTS
À la tête des deux ménages, Miren et Bittori, deux amies d’enfance, deux etxkoandreak (l’équivalent basque de la mamma italienne). Pas le genre à se laisser marcher sur les pieds. Plutôt à pester contre les saints patrons de l’Église, à parler à la mousse du liquide vaisselle et à bouder au lit quand décidément leurs têtes de mule de maris n’y comprennent rien à rien. Leurs enfants sont la prunelle de leurs yeux, mais ont intérêt à bien se tenir. Tendres et tyranniques, elles font de la politique entre les quatre murs de la maison. Pendant que, dans les rues du village, les pistoleros de l’ETA sèment une terreur de plus en plus étouffante. Qui ne soutient pas la libération du Pays basque est un traître ! Ainsi l’époux de Bittori, assassiné en pleine rue pour avoir refusé de céder aux menaces des combattants. Quant au fils turbulent de Miren, il rallie le rang des combattants avec le soutien aveugle de sa mère.
Alternant les périodes, les registres et les points de vue ( les parents et les enfants, les assassins et les victimes), Fernando Aramburu donne corps à l’escalade de violence en même temps qu’au processus de réconciliation nationale, engagé officiellement en 2011. Son talent consiste à faire du conflit une matière viscérale et délicate, logée non dans un oeil surplombant, mais dans un tissu sensible et domestique, au plus près du quotidien de ces deux familles. La lutte est dans les petites piques, dans les silences larvés, les yeux au ciel, dans les dos tournés, dans le souvenir d’embrassades fraternelles qui n’auront plus lieu. Une mère rend visite à son enfant devenu médecin. Un vieux couple se querelle du fond du lit. Deux copains jouent aux cartes, se chamaillent puis rient de bon coeur. Un jeune homme dégaine son arme, croise le regard innocent de sa cible, et se rétracte.
Brut, direct, rempli d’une énergie ardente, le roman regorge de ces scènes hyperréalistes, poétiques, tragiques ou comiques, et dans lesquelles vont peu à peu se diluer le goût du sang, de la vengeance, des rancoeurs fratricides. Pas de bons ni de méchants dans cette superbe fresque politique et humaine. Seulement des hommes, des femmes, et l’Histoire qui s’arrime, à jamais multiple, complexe et fuyante. E. L.