Retiens la nuit
Les deux dessinateurs offrent une transposition puissante et colorée de ce récit énigmatique, entre destins croisés et rencontres nocturnes.
e cette belle idée qu’a eue Alessandro Baricco, et dont il tira il y a quelques années un roman, Lapière et Samama font aujourd’hui un album. En apparence trois nouvelles, situées dans le même espace-temps – une nuit, jusqu’au moment décisif où le jour se lève, d’où le titre 3 fois dès l’aube –, mettant en scène des protagonistes analogues : un homme et une femme. Chacun de ces récits commence à l’hôtel, ce lieu neutre ouvert à tous les possibles. Mais subtilement, l’histoire s’en détache de plus en plus, si bien que la troisième séquence est avant tout un road-movie. Les trois hommes sont des victimes, des personnalités ébranlées, assommées par la vie, c’est-à-dire par la mort. Les femmes ont plus de ressort, même si leur dépendance à l’égard des hommes bride leurs velléités d’émancipation. Une forme d’affection triste passe entre ces êtres confrontés à la violence de l’univers, illustrée de manière atroce par des parents transformés en torche vivante sous les yeux de leur fils.
L’intelligence de Baricco est d’entremêler progressivement ces situations, de les éclairer l’une par l’autre, ce qui contribue, à rendre les personnages plus complexes, plus attachants. Il se dégage de cette suite, au sens musical, une curieuse et, au final, plutôt douce impression de fausse circularité, « la mystérieuse permanence de l’amour, dans le tourbillon incessant de la vie » . Dans cette transformation d’un exercice littéraire assez cérébral en bel objet plastique, le scénariste est ici fortement aidé par Aude Samama, dont on retrouve avec plaisir la touche grasse et colorée, pour sa troisième collaboration avec Denis Lapière ( Amato, À l’ombre de la gloire). Comme précisé sur la page de titre, il ne s’agit pas de dessins mais de « dessins et [de] peintures » . Ce choix pictural donne, dans tous les sens du terme, de l’épaisseur aux personnages et de la couleur à leur clair-obscur.