Casse de conscience
Une démonstration implacable de la manière dont le nazisme a obligé à penser l’impensable.
Saccage absolu, le nazisme a détruit la langue, l’esprit du droit et s’est rendu à jamais coupable d’avoir conçu le projet fou d’un homme, réduit à son socle biologique. Ce que la culture a eu tant de mal à faire valoir, la terreur nazie le détruisit en « seulement » douze ans d’une catastrophe sans précédent. Mais le nazisme pulvérisa aussi la psychanalyse en un temps record, la disqualifiant comme « science juive ». On dénonça son pansexualisme obscène, l’oeuvre de Freud fut livrée au bûcher de l’autodafé et les esprits les plus brillants de la Mitteleuropa prirent le chemin de l’exil. Mais là n’est pas l’essentiel, tout l’intérêt de ce livre de grand style étant d’en épingler les enjeux vitaux, aujourd’hui.
Conception du monde, le totalitarisme fut censé apporter une solution à tout, alors que la psychanalyse laisse ouvert le champ des possibles et confronte l’homme à l’incertitude. Le jargon nazi a pourri la langue jusqu’à l’os, par ses simplismes, ses slogans meurtriers, ses tautologies absurdes, là où la psychanalyse rencontre, à chaque instant de son exercice, un sujet aux prises avec les effets inconscients de la langue. Ses nuances, ses non-dits, ses ambiguïtés. Le nazisme se prosterna devant le bios et sacrifia le logos, au fondement de notre culture. C’est ce que révèle Laurence Kahn – une psychanalyste refusant l’étreinte du pathos et des bons sentiments – dans Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse. Elle nous montre que Hitler a obligé les tenants de cette discipline à penser l’impensable : le traumatisme de l’extermination, la « psychose de masse », la paranoïa collective, qui précipita le peuple allemand dans les meurtres de l’Est. Le nazisme historique est bien mort, mais demeure, bien vivante, une certaine fascination béate pour le progrès. Ce livre nous rappelle enfin que l’Histoire n’explique pas tout : elle bute sur le seuil des crématoires où, comme l’écrit l’écrivain hongrois Imre Kertész, « des demi- morts brûlent des morts ».