BANALITÉ DU MAL OU BANALISATION DU NAZISME ?
Tout commence en 1961, avec le « Nuremberg israélien » , le premier procès d’un haut dignitaire nazi en Israël même. Hannah Arendt propose au New Yorker de couvrir l’événement. Elle rédige alors cinq articles, bientôt rassemblés dans un livre, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, qui va faire scandale et lui valoir l’hostilité de ses amis les plus proches : Hans Jonas, Gershom Scholem ou encore Karl Jaspers. Sans même évoquer l’accusation infamante de « collaboration » qu’Arendt élève contre les dirigeants des ghettos juifs, sa première faute est de n’avoir suivi qu’une partie infime du procès, à rebours de ce qu’elle s’était engagée à faire. Arendt n’a jamais pu entendre la façon dont Eichmann, en effet fort ordinaire et insignifiant lors des premières audiences, devient beaucoup plus animé, voire agressif lorsqu’il est amené à exposer ses véritables motivations. Faute de les entendre, Arendt va défendre la thèse selon laquelle Eichmann aurait agi pour ainsi dire sans mobiles, en fonctionnaire zélé et obéissant qui ne pense pas une seconde aux finalités de ses actes.
À vrai dire, si elle n’éprouve nul besoin de suivre plus à fond le procès d’Eichmann, c’est que son interprétation est bouclée d’avance. Elle a décidé, d’emblée, de plaquer les schémas de pensée de son maître et amant, Heidegger, sur l’essence du nazisme. Elle veut à tout prix voir en Eichmann, non pas un être possédé par ce que la théologie classique appelait la « méchanceté », par une volonté consciente et démoniaque de prendre le mal comme projet, mais un banal fonctionnaire de ce que Heidegger appelle le « on », entendez : un simple rouage dans la logique anonyme et aveugle de ce monde de la technique, dont le philosophe a décortiqué dans son oeuvre les ressorts les plus profonds. Or, ce qui caractérise selon Heidegger cet univers technicien, c’est d’abord et avant tout le fait qu’en lui la considération des fins (des objectifs) et, avec elles, celle des mobiles de l’action disparaissent intégralement au profit de la seule prise en compte des moyens.
En d’autres termes, Eichmann, tout entier absorbé par les aspects purement techniques du problème que ses chefs lui demandent de résoudre, à savoir l’extermination des Juifs, aurait pour ainsi dire « oublié » qu’il travaillait à transformer des êtres humains en cadavres. Seule l’aurait intéressé la « raison instrumentale » qui domine sa tâche : comment organiser au mieux l’extermination, par le gaz, par balle, par dénutrition, mauvais traitements ? Si Arendt avait pris la peine d’assister au procès, elle aurait vu que cette lecture tout intellectuelle de la solution finale, pour apparemment sophistiquée qu’elle soit, est tout simplement absurde.
De toute évidence, Eichmann sait parfaitement ce qu’il fait, et on le voit très clairement quand il en vient à exposer les mobiles profonds de son action. En quoi il n’y a aucune « banalité du mal », seulement la colossale méprise d’une intellectuelle piégée par un schéma philosophique qui la conduisit, hélas, à une très regrettable banalisation du nazisme.
Eichmann aurait « oublié » qu’il travaillait à transformer des êtres humains en cadavres