DEUX SOEURS, OU PRESQUE
Deux femmes. Deux mondes. Deux tragédies en miroir. Le hasard, ou plutôt la concomitance des parutions, me tend les ouvrages d’Evguénia Iaroslavskaïa-Markon et de Françoise Frenkel (de son vrai nom Frymeta Idesa Frenkel). L’une et l’autre victimes non résignées de la foire aux atrocités communistes et nazies. C’est dans sa cellule du quartier disciplinaire de l’île Bolchoï Zaïatski que Evguénia, jeune femme alors âgée de 29 ans, jette sur le papier le récit de sa vie, comme un crachat d’or pur. Rien à perdre. Evguénia Iaroslavskaïa-Markon (1902-1931) fut une « petite fille modèle », issue de la bourgeoisie juive intellectuelle de SaintPétersbourg, avant d’embrasser, adolescente, la cause de la révolution puis, très vite, celle des sacrifiés qui n’étaient pas dans les petites combines des tyrans rouges. C’est au contact de son mari, poète futuriste peu porté sur le compromis et fusillé quelques mois avant elle, mais aussi de voyous tant aimés, que cette Louise Michel des confins va achever sa mue. Extrême en tout, Evguénia vole parce qu’elle a faim et estime reprendre ce que l’on dérobe aux masses miséreuses. Arrêtée, déportée, cette femme amputée des deux pieds laisse, avant son exécution, l’extraordinaire récit de sa vie écrit en lettres de feu, qui peut se lire comme le manifeste le plus absolu contre le despotisme, qu’il soit rouge, blanc ou noir.
ITINÉRAIRE D’UNE FUGITIVE
Françoise Frenkel (1889-1975) aura connu la version noire, celle du nazisme triomphant qui voudrait lui imposer l’étoile jaune et son corollaire tragique, la mort en déportation. Cette jeune femme d’origine polonaise et francophile de coeur ouvre, avec son mari, la première librairie française de Berlin de l’entre-deux-guerres. Une oasis de libertés qui devient, pendant dix- huit ans, le lieu de passage obligé des plumes de l’époque, de Colette à Gide. Quittant in extremis l’Allemagne avant la déclaration de guerre, Françoise Frenkel débarque à Paris, ruinée et désemparée. Fuyant sur les routes, la voici à Vichy, puis enfin à Nice où, croitelle, rien ne pourra lui arriver. Mais c’est la France, entre envies et petitesses, et aussi, plus rarement, grandeur et bonté d’âme. Obligée de se carapater à nouveau devant l’imminence de l’arrestation, cette obstinée réussit à franchir la frontière suisse en 1943. Sauvée, comme le fut de l’oubli il y a quelques années son autobiographie attachante, sensible et juste. Françoise Frenkel l’avait rédigée en Suisse, dans l’urgence, pour tuer le temps et les mauvais souvenirs, et raviver, malgré tout, les bons. Comme Evguénia, sa soeur en insoumission.
FABRICE GAIGNAULT