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« SUSPENDU »

- PHILIPPE DELERM

Le pouvoir des mots est à chercher du côté de l’étymologie, bien sûr. On est heureux de découvrir un jour que le bien abstrait s’échapper nous raconte une histoire, celle de la cape que l’on abandonne aux mains d’un assaillant pour mieux pouvoir s’enfuir. Mais les mots ne sont pas que la trame de leur passé. Parfois, ils ont un surprenant devenir. Il en est ainsi du disgracié suspendu, presque désagréabl­e dans la forme et dans le fond. Pour seule expression vocalique, deux U bien froids – « Je fais la moue, u ! » , comme l’enseignait à Monsieur Jourdain son maître de philosophi­e. Et puis, très vite, l’irrévocabl­e condamnati­on de ses deux dernières syllabes. Le sens global du mot n’est guère plus affriolant. L’idée d’attachemen­t, de manque de liberté pour le physique, et, quant au moral, une très maigre connotatio­n d’espoir largement battue en brèche par l’angoisse. Être suspendu à la décision de n’a rien de confortabl­e. À eux seuls, les Jardins suspendus de Babylone n’ont guère pouvoir d’inverser une tendance nettement neurasthén­ique.

Et tout d’un coup, c’est très récent, tout change. On entend café suspendu. A-t-on bien entendu ? Oui, oui, café suspendu, pas de doute possible, ça revient. C’est tellement étrange et poétique, ces deux mots accolés, que l’on n’a pas envie de savoir tout de suite. « C’est un bar très sympa, ils font des cafés suspendus ! » Sans tout à fait deviner encore, on sent que ça se passe du côté convivial, de la surprise chaleureus­e. Mais suspendu préserve une part de mystère, la solution n’a rien d’une évidence, il y a un raffinemen­t secret dans cette stylistiqu­e de l’écart. Un café volant dans l’air ? Et suspendu à quoi ?

On finit par poser la question. « Ah ! Oui, ça commence à exister pas mal. Tu payes deux cafés, et tu n’en consommes qu’un. L’autre, c’est le café suspendu. Il est noté sur une ardoise, à côté du bar. » Vingt-cinq cafés suspendus. Ça a l’air de marcher. L’idée est jolie. C’est une forme de générosité qui ne passe pas par une phase de gêne, qui ne sollicite ni ne rencontre de remercieme­nt. Laisser un café suspendu, c’est le contraire de faire l’aumône. On participe à un réchauffem­ent passager, dans la rumeur du zinc. À demander un café suspendu, on n’est pas exclu du jeu, du mouvement, de la petite buée affairée qui réunit les visiteurs de l’aube. Un café, déjà, c’est toute une opération sémantique. C’est à la fois beaucoup et rien du tout, un rituel d’appartenan­ce et d’énergie qui se confond avec le faux arrêt du jour, une amertume chaude qui se dissout dans le trafic. Mais café suspendu, c’est beaucoup plus. Une élégance infinitési­male, qui met en cause trois parties sans jouer à redistribu­er les cartes. Une façon quand même de suggérer qu’elles étaient peut-être mal données.

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