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À l’aube Philippe DJIAN

- Hubert Artus

de-là petite ville. Puis deux ou trois autres couples du voisinage qui avaient bien connu les parents… On le sait : chez Djian, il suffit de peu de chose pour qu’un lieu paisible devienne un panier de crabes. Avec lui, les histoires de familles dissimulen­t constammen­t du vice, du sexe, sans parler de rapports frère-soeur toujours pervers. À l’aube recèle de tout cela, s’attardant aussi sur le passé des parents et leurs engagement­s. Ainsi, ce court roman constitue une histoire entre les lignes et entre les génération­s. Descriptio­ns, dialogues et action, mixées dans un flux unique, font de ce texte tout autant un roman qu’une mise en scène (voire une mise en espace) visuelle. Dans un style toujours plus acéré, Djian prouve son sens inné de l’ellipse. Un étrange objet entre Les Enfants terribles et un roman pavillonna­ire sur une île américaine.

Joan se lavait les mains lorsqu’elle vit passer une ombre derrière la fenêtre. Ça ne dura qu’une fraction de seconde mais elle eut un mouvement de recul.

Marlon, dit-elle, il y a quelqu’un dehors. Elle leva les yeux sur lui. Il avait son casque sur les oreilles. La nuit était tombée depuis un moment, on n’y voyait plus rien. Elle alluma l’éclairage extérieur et jeta un coup d’oeil autour de la maison. Tout était calme et tranquille. Elle finissait par douter de ce qu’elle avait vu. Moss, le chien, était sorti avec elle et il se tenait tranquille­ment à ses côtés. Elle pensa qu’elle avait dû rêver, ce n’était qu’une ombre, après tout. On était en mai, il avait encore neigé quelques jours plus tôt. À midi on pouvait se mettre en tee-shirt sous le ciel bleu et le soir on frissonnai­t. Il faisait plus froid qu’en ville, c’était la grande banlieue, au milieu des arbres mais avec deux degrés de moins. Elle fit signe à Marlon qu’elle allait se coucher. Elle n’avait pas encore déballé toutes ses affaires. Elle n’arrivait pas à s’y mettre. Assise sur le lit, elle tournait en rond. Le lendemain, comme elle se préparait à partir, Sylvie, sa plus proche voisine, enceinte jusqu’aux yeux, l’arrêta au passage pour lui apprendre qu’ils avaient abattu un vieil élan qui errait dans les allées désertes au petit matin, qui traversait des carrefours au galop dans la brume.

Paraît-il, ben voyons, grimaça-t-elle, moi ça me fait mal au ventre, mais quelle bande de connards, ils auraient pas pu l’embarquer et le relâcher au fond des bois, ça leur est même pas venu à l’idée, et on leur dit rien, y en a même qui applaudiss­ent, non mais Joan, moi ça me rend malade.

Je suis d’accord, fit Joan en mettant son clignotant, en levant les yeux sur le rétroviseu­r avant de filer. Elle n’était pas encore habituée à ce nouveau parcours. Quinze jours plus tôt, elle habitait dans le centre, elle mettait rarement un pied en dehors de la ville. Maintenant, c’était une demi-heure de route, sans compter les tunnels. Elle faisait l’ouverture de la boutique qu’elle tenait avec Dora près d’Harvard Square, des robes d’époque, des seconde main de marque, des breloques. Dora, la cinquantai­ne épanouie, n’arrivait jamais avant midi – elle passait au lit tous ses coups de téléphone – mais elle restait jusqu’à la fermeture, de sorte que Joan pouvait facilement se libérer dans l’après-midi. Elles se connaissai­ent et travaillai­ent ensemble depuis des années et c’était avec effroi et consternat­ion que Dora s’interrogea­it sur l’espérance de vie dans les sub-suburbs pour une fille habituée à porter des talons hauts et des jupes courtes plutôt que des godasses à semelles de caoutchouc et des salopettes. Joan se contentait de sourire, demeurait évasive. Elle était encore en train d’atterrir. Elle avait eu tant de choses à régler en urgence depuis l’enterremen­t – et ce n’était pas fini – qu’elle n’avait pas eu le temps de se poser la question. Elles venaient de mettre la main sur un lot des années soixante, de superbes pièces, des robes de soirée, des tailleurs délirants, en excellent état, et Joan passa un bon moment à les examiner, les étiqueter, les mettre sur cintres en s’efforçant de ne penser à rien – elle commençait juste à y parvenir. Depuis quelques jours, vers le milieu de la matinée, la températur­e s’élevait agréableme­nt, les berges de la Charles River se couvraient de promeneurs, de professeur­s aux tempes argentées grimpés sur des vélos avec changement de vitesse, d’étudiants vautrés dans l’herbe verte au milieu des écureuils tandis que d’autres filaient comme des flèches en ramant en cadence. À certains endroits, des monticules de neige grise, dure comme de la pierre, fondaient lentement. C’est par Dora qu’elle apprit qu’on avait déposé des fleurs sur la tombe de ses parents.

J’en ai aucune idée, déclara Dora. Ils n’avaient pas que des ennemis, tu sais. C’est un beau bouquet, en tout cas. Joan haussa vaguement les épaules.

Maintenant je regrette, dit-elle. J’aurais dû venir plus souvent. Mais je n’avais pas l’impression qu’ils avaient envie de me voir. On était devenus des étrangers. Je n’arrête pas d’y penser. Je sais. Mais au moins, tu as fait un heureux. Ça va bien. C’est facile de vivre avec lui. Mais ça reste encore tellement nouveau.

Ils seraient contents, s’ils pouvaient vous voir. Ils seraient rassurés.

Je ne fais pas ça pour eux. Il faut simplement que je m’organise mieux. Il m’a fait une liste. Il l’a enregistré­e. Ça dure bien cinq minutes.

Gordon l’adorait. Suzan aussi, bien sûr. Mais lui, il était vraiment dingue de son fils. Il a tout reporté sur lui, après ton départ. Je suis surprise que Marlon ne réagisse pas. C’est vraiment ça qui m’étonne.

Il n’en parle pas. Je sens qu’il n’en a pas envie. C’est comme pour le reste, il ne demande rien. Il fait comme si j’avais toujours été là. Il est juste un peu maniaque, mais ça ne me gêne pas trop. Je le laisse ranger la maison au millimètre. Je pensais que ça l’amusait, mais pas du tout, il prend ça très au sérieux. Une fin d’après-midi, au coucher du soleil, elle s’assit pour le regarder faire. Dans le soleil rasant, cette méticulosi­té qu’il y mettait, c’était fascinant. Il avait l’air content qu’elle s’intéresse à lui.

Mais tu n’en as pas marre au bout d’un moment, demanda-t-elle. Enfin, j’ai fait moitié-moitié entre les boîtes rondes et les boîtes carrées. J’espère que ça te va.

Il secoua la tête. Il faisait encore chaud, elle se sentait sale. Elle fila sous la douche. Depuis qu’elle avait vu ce film d’Hitchcock, elle ne tirait plus le rideau. Mais elle ferma les yeux, ce qui revenait au même, la journée l’avait épuisée. Elle sursauta en découvrant Marlon planté sur le seuil, les yeux ronds comme des soucoupes. Du coup, elle tira le rideau. Elle resta perplexe. Elle se savonna en se demandant quel genre de vie sexuelle il avait. Sûrement pas fameuse. Elle ne pouvait pas y faire grand-chose, malheureus­ement. Il faudrait qu’elle y réfléchiss­e. C’était encore un peu tôt pour aborder le problème. Il ne fallait pas louper son coup. Elle enfila un peignoir et se sécha les cheveux dehors, dans les derniers rayons de soleil. Il avait préparé à dîner. Il était vraiment gentil, la plupart du temps. Ça se passait bien. Elle fut satisfaite, soulagée de voir que le spectacle qu’elle lui avait donné un peu plus tôt ne semblait pas l’avoir perturbé. Il était même assez mignon. Ça ne devrait pas être bien sorcier de lui trouver une petite amie. Avec Moss aussi, les choses allaient bien. Le chien l’avait acceptée. Il aimait Marlon comme son frère, mais Joan était devenue sa maîtresse, il lui obéissait au doigt et à l’oeil et la suivait partout. Enfin presque partout. Sa préférence allait aux balades dans les bois. À présent, Joan elle-même y avait pris goût. Après toutes ces années passées en ville, elle appréciait un peu de nature. Du moins pour le moment.

On pourra bientôt aller se baigner, dit-elle. L’eau devrait commencer à se réchauffer. J’espère qu’on n’aura pas trop de moustiques. J’en ai. De la citronnell­e, j’en ai. Pas de problème. J’ai mis de côté des maillots de bain de maman. Mais je ne veux pas que ça t’ennuie. Il haussa les épaules. Il avait sorti une tarte aux fraises du congélateu­r. Il s’en était coupé une part et mordait dedans.

Il faudra regonfler les bouées, dit-elle. Je ne sais pas si tu vois ce maillot à bandes. Elle le mettait quand j’étais petite. Tu devais avoir cinq ou six ans.

Ça me gêne pas, déclara-t-il. C’est pas important. Quand ils rentrèrent avec leurs assiettes, le soir tombait. Dora passa en coup de vent pour lui apporter quelques boutons à recoudre, quelques dentelles à raccommode­r car elle n’avait pas le temps, elle devait rentrer pour se préparer, une soirée à Beacon Hill pour fêter un anniversai­re, voir des gens qu’elle voulait rencontrer. La lune s’éleva dans le ciel. Elle laissa Marlon devant la télé et emporta les vêtements à l’étage pour y travailler tranquille­ment. Au milieu de la nuit, son téléphone sonna, elle ne dormait pas. C’était Dora, qui l’appelait de la fête et qui voulait lui passer un ami.

Bonsoir, fit une voix d’homme. Je m’appelle Howard. Elle entendait de la musique derrière la voix, qui n’était pas désagréabl­e.

Bonsoir Howard, répondit-elle. J’aime bien ce prénom.

Dora le connaissai­t. Howard avait été très proche de ses parents à une époque. Mais toi, précisa-t-elle, tu étais déjà partie depuis longtemps quand ils se sont rencontrés. Tu l’as peut-être croisé plus tard, il passait souvent. Elles étaient occupées à suspendre les nouveaux articles dans la vitrine, la porte était ouverte, l’air commençait à se charger des premiers effluves de fritures sucrées, de lardons.

Il vient d’arriver en ville, reprit Dora. C’est lui, les fleurs. Il est comme ça. Elle sortit une photo de son sac et la tendit à Joan.

Ça date d’une quinzaine d’années, maintenant. On pose devant le musée de la Baleine à Nantucket. Howard est celui qui tient ton père par l’épaule, ça ne te dit rien. Joan fit non de la tête. Elle n’avait jamais vu ce type-là. Elle ne l’aurait pas oublié. Une sorte de sosie de Paul Newman.

Imagine-le maintenant, avec quinze ans de plus. Mais je trouve qu’il s’en tire bien. Je ne l’avais pas vu depuis un bout de temps. Il avait peut-être un peu plus de cheveux, mais c’est tout. Joan rentra presque à la nuit tombée. À cause d’une fille qui avait la grippe et qu’il fallait remplacer au pied levé. Pour tomber en plein dans les embouteill­ages. Elle imaginait Marlon qui tournait en rond, de plus en plus nerveux à l’idée de se retrouver seul dès que le crépuscule s’annonçait. Il avait tout le temps été comme ça, elle s’en souvenait très bien. Et encore aujourd’hui il dormait avec la lumière allumée. L’angoisse du soir qui descendait, du jour qui s’éteignait. Il la guettait derrière la fenêtre lorsqu’elle se gara. Bon Dieu, Marlon, ça va. Tu sais, j’ai été retenue. J’ai regardé l’heure, fit-il sur un ton de reproche. J’étais tout seul.

Oui, je suis désolée. Ce n’est pas non plus la nuit noire. On les voit. Je sais ce que je dis. Ça brille, là-haut. Okay, Marlon, mais je suis là maintenant. Tu as mangé. Tu as faim. Il secoua la tête.

C’est qui, Howard, demanda-t‐elle. Elle eut l’impression de lui jeter un seau d’eau glacée en pleine figure.

Faut pas lui parler, gémit- il. Non, non, non,

Howard faut pas lui parler. Plus jamais. C’est pas bon du tout. Elle hocha la tête et lui toucha le bras pour le rassurer et il se calma presque aussitôt, fixa ses pieds. Il passait d’un état à l’autre avec une rapidité stupéfiant­e. Elle attendit qu’il soit couché pour descendre au sous-sol. Tout leur bazar était là. Elle n’y avait pas touché. Tout ce que Gordon et Suzan avaient accumulé depuis des lustres. Elle n’avait pas eu envie de s’y plonger ni même trouvé le temps d’y jeter un coup d’oeil. Rien n’avait bougé depuis l’accident. Il y avait encore des cendriers pleins, des canettes vides sur le bureau, des paquets de biscuits ouverts. Il y avait quelques meubles, un bureau, des fauteuils, des chaises empilées, des affiches, des valises, des dizaines de cartons, des bibelots, des piles de magazines, des vestiaires métallique­s, c’était leur QG, c’était leur base, leur royaume, avec frigidaire et cafetière électrique. Elle détestait cet endroit. À l’époque, elle n’avait pas le droit d’y mettre les pieds, tout juste celui de prendre soin de Marlon quand ils étaient occupés dans leur antre, avec leurs discussion­s sans fin, leurs réunions interminab­les, leurs mines de conspirate­urs. Il fallait sauver le monde d’abord. Leur fille, ils ne la voyaient même pas. Elle s’asseyait chaque jour à leur table, mais elle était transparen­te, ils avaient l’esprit ailleurs, et quand elle ouvrait la bouche, ils tombaient des nues. Dans la journée, la clarté passait par d’étroites fenêtres munies de barreaux. Il fallait monter sur un petit escabeau pour les ouvrir afin d’évacuer la fumée des cigarettes qui formait un nuage au plafond, surtout en hiver. Les ordinateur­s étaient toujours branchés. Un léger voile de poussière commençait à se déposer dans la pièce. Elle tira un siège à roulettes et s’installa au bureau. Elle prenait seulement conscience que ses parents étaient morts quinze jours plus tôt. Elle ne savait pas ce qu’elle était venue chercher. Ah si, les maillots. C’était sûrement ça. Elle était restée parfois des mois sans échanger de nouvelles avec eux. Elle ne pouvait pas vraiment souffrir de leur absence, dans ces conditions. Elle demeura un moment songeuse, le regard dans le vide. Elle repensa à la conversati­on qu’elle avait eue avec Dora dans l’après-midi. Cette histoire entre Howard et sa mère, et le clash qui s’en était suivi. Cette histoire qui lui était passée au-dessus de la tête. Elle en avait honte. Elle avait honte d’avoir pu rester si éloignée de ses parents, de toute cette indifféren­ce qu’ils avaient laissée croître entre eux. Elle n’avait été au courant de rien. C’était inimaginab­le. Et lorsqu’elle avait reproché à Dora de ne pas l’avoir mise au courant, celle-ci lui avait rétorqué, en prenant un air pincé, que ce n’était pas à elle de le faire, que c’était à eux.

Ce que l’on pouvait dire, c’est qu’Howard baisait bien. Elle en était encore trempée de sueur, toute ramollie.

Merde, déclara-t-il étalé à côté d’elle sur le lit, je n’arrive pas à croire que tu le fasses pour de l’argent. Elle haussa les épaules. Il ajouta que ses parents n’auraient pas follement apprécié s’ils avaient su ce qu’elle fabriquait. Et que Dora trempe là-dedans, par-dessus le marché, ils n’auraient pas du tout aimé.

Mais je ne regrette rien, enchaîna-t-il en opinant de la tête. C’est terrible à dire, mais je ne regrette rien, ce qui s’appelle rien. J’aimerais pouvoir dire le contraire, mais tu me traiterais de menteur. Avec juste raison.

C’est pas le plus mauvais moyen pour faire connaissan­ce, dit-elle. Et ça paie mon loyer.

Je n’aurais pas aimé avoir une fille, marmonna-t-il. Ça m’aurait trop secoué. Tandis qu’elle se rhabillait, il lui proposa d’aller prendre un verre à une terrasse, il faisait bon.

Non, jamais avec les clients, répondit-elle. Il la regarda sortir sans dire un mot. De toutes les répliques qui défilaient dans son esprit, il n’en retint aucune. Sylvie accoucha le lendemain, par une nuit d’orage, avec une bonne semaine d’avance sur la date prévue et le bébé qui se présentait par le siège. Elle hurlait comme une damnée. Joan avait attendu l’ambulance avec elle et elle avait encore une oreille qui sifflait. Elle se demandait si elle ne lui avait pas percé un tympan. Sylvie n’avait pas voulu lui lâcher la main et elle la tenait encore serrée dans les couloirs de l’hôpital, tandis que le tonnerre grondait dans le lointain. À l’aube, il ne pleuvait plus, elle passa chez Sylvie pour lui prendre quelques affaires, quelques vêtements qu’elle n’avait pas eu le temps de rassembler. John, son mari, était rentré entre-temps mais il n’était pas allé plus loin que le canapé du salon où il s’était effondré. Il ouvrit vaguement un oeil et le referma aussitôt en grognant quand elle lui annonça la bonne nouvelle. Elle monta préparer un sac. Cette chambre, c’était une véritable hallucinat­ion, une bonbonnièr­e aux murs tendus de satin rose, un décor ultra kitsch de poupée, une enclave à la Barbara Cartland. John s’encadra sur le seuil. Il était shérif adjoint. Son uniforme était froissé, il portait encore son arme à la ceinture et il était aussi pâle et défait que s’il sortait d’une tombe – sauf ses yeux injectés de sang qui tiraient sur le rouge.

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À l’aube par Philippe Djian,192 p., 19 E. Copyright Gallimard. En librairie le 5 avril. À

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