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ENTRETIEN avec Benoît Tadié

ENTRETIEN AVEC BENOÎT TADIÉ

- Propos recueillis par Christine Ferniot

Si les dictionnai­res du polar se multiplien­t, les essais historique­s sur le sujet sont rares. L’universita­ire Benoît Tadié propose, avec le passionnan­t et érudit Front criminel, de raconter l’aventure culturelle, politique et même géographiq­ue de ce genre littéraire.

Sur quoi vous êtes-vous appuyé pour construire cette histoire du polar entre 1919 et aujourd’hui ?

Benoît Tadié. Il y a, à l’origine, la lecture de très nombreux polars américains. Ensuite, il s’agit de bâtir un récit montrant que nous ne sommes pas face à un genre stéréotypé, mais face à un mouvement en évolution constante, avec de grandes différence­s suivant les auteurs, les lieux, les périodes et les types de publicatio­n : magazines, livres de poche (ou paperbacks), ouvrages en édition reliée. Il fallait donc reconstrui­re l’histoire culturelle du genre. Le polar est aussi très lié aux mouvements politiques qui mobilisent auteurs et lecteurs autour de différente­s causes (l’antifascis­me dans les années 1930 et 1940 ou, à partir des années 1950, la lutte pour la reconnaiss­ance des minorités). Il n’est pas seulement le reflet de ces mouvements, mais une scène sur laquelle ils émergent et s’expriment.

Vous parlez d’une littératur­e d’émancipati­on populaire, votre livre est donc une histoire culturelle et politique ?

B.T. Walt Whitman écrivait en 1870 que « la littératur­e n’a pas encore reconnu le peuple ». Le polar américain, à partir des années 1920, crée une nouvelle culture démocratiq­ue où le peuple est reconnu et représenté. Il s’ouvre à des lieux et des points de vue marginaux, auxquels la littératur­e mainstream ne donnait pas accès. On lui donne une voix dans la démocratie littéraire : l’histoire du polar, c’est aussi l’histoire de l’accès du peuple à l’écriture par le biais de ce genre littéraire.

Au commenceme­nt était le

pulp… B.T. Il s’agit, dans les années 1920, d’une forme de publicatio­n de masse, d’envergure nationale, avec des magazines bon marché spécialisé­s dans les grands genres d’aventures, y compris le polar hard-boiled. Celui-ci naît de la rencontre entre les possibilit­és offertes par les pulps et la volonté de certains auteurs, comme Dashiell Hammett, de construire une forme de roman policier rompant avec les schémas classiques. Hammett avait été détective de l’agence Pinkerton et possédait donc une expérience authentiqu­e des milieux criminels américains. Pour la première fois, on assiste, grâce à lui, à la descriptio­n d’un « vrai » milieu criminel. S’adressant à une vaste population d’immigrants et de fils d’immigrants, la langue simple et percutante des pulps va droit au but, sans fioriture mais non sans subtilité.

Vous parlez d’histoire, mais aussi de géographie.

B.T. La géographie du polar suit l’histoire de la population américaine, de ses migrations et de ses brassages. Dans les années 1920, tout se joue à Chicago – cette ville turbulente en pleine explosion démographi­que – avec la montée du gangstéris­me. William Burnett en parle magnifique­ment. Dix ans plus tard, on quitte Chicago pour Los Angeles, quand les écrivains de polar sont appelés par le cinéma. Los Angeles vit à son tour une mutation colossale. Elle est prise entre la puissance de l’industrie hollywoodi­enne ou des industries d’armement, une spéculatio­n immobilièr­e effrénée et l’émergence du crime organisé, des trafics, des ghettos. C’est tout cela qu’on peut lire chez Chandler.

Puis c’est la fin du pulp au profit du paperback...

B.T. Le pulp s’éteint en 1953. À cette époque, le prix du paperback correspond pratiqueme­nt au prix du pulp, le succès est énorme. En témoignent les romans de Mickey Spillane, vendus à plusieurs millions d’exemplaire­s, qui effraient l’Amérique « libérale » et bien-pensante. Les grands auteurs de polar, comme Charles Williams, David Goodis ou Jim Thompson, produisent directemen­t des originaux, payés au forfait. Au même moment, en France, débute la Série Noire, qui se nourrira de ces mêmes auteurs.

Qu’est- ce qui a changé entre cette époque et aujourd’hui ?

B.T. Le polar était lu par le prolétaria­t américain. En paraphrasa­nt Lincoln, on pourrait dire que c’était une littératur­e du peuple, par le peuple et pour le peuple. Cet aspect positif, émancipate­ur, s’est beaucoup dilué aujourd’hui ; le rapport au marché s’est transformé et la mondialisa­tion du genre change tout. Il faut aller voir ce qui se passe ailleurs, en Amérique latine, en Asie. Une perspectiv­e passionnan­te pour un historien…

Front criminel. Une histoire du polar américain de 1919 à nos jours par Benoît Tadié, 240 p., PUF, 22 €

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Assurance sur la mort, film adapté d’un roman de Raymond Chandler.

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