LA MAFIA dans la littérature italienne
Qu’elle s’appelle Camorra, ’Ndrangheta ou encore Cosa Nostra, la Mafia a toujours inspiré le roman noir italien et Le Parrain n’a jamais cessé de faire des petits.
Depuis quelques semaines, le clan Savastano a de nouveau envahi les écrans de télévision. Sur Canal +, la troisième saison de Gomorra, inspirée du roman éponyme de Roberto Saviano, s’ouvre sur le cadavre encore chaud de Don Pietro, assassiné devant la tombe familiale. Son fils Gennaro sera- t- il le nouveau roi de Naples ou tombera-t-il de son piédestal ? En dépit de sa condamnation à mort par la Camorra, l’écrivain et journaliste Roberto Saviano est également coscénariste de cette grande série. Gomorra décrit les luttes familiales et les fonctionnements des organisations criminelles, dont les réseaux sont aussi bien locaux – du côté de Scampia, un quartier vérolé de Naples – qu’internationaux avec des trafiquants issus du monde entier. Pour le roman noir italien ( comme pour le cinéma et les séries), la Mafia est une thématique inépuisable, entre activités de voisinage et économie de marché, campagnes et grandes villes, Nord et Sud.
DON CORLEONE, LE PARRAIN DES PARRAINS
Difficile aujourd’hui d’évoquer Don Vito Corleone sans plaquer aussitôt le visage de Marlon Brando sur ce personnage mythique. Pourtant, il serait regrettable de faire l’impasse sur la lecture du Parrain de Mario Puzo, paru en 1969, mettant en scène les premiers pas de Vito à New York, dans la Cosa Nostra, et décrivant la manière dont il construit un empire, telle une toile d’araignée tissée par les « services » rendus aux uns et aux autres. Mais si le trafic de drogue à grande échelle s’impose peu à peu, c’est encore la mafia de papa que le romancier nous raconte, à coups d’omerta, mais aussi de fidélité à un certain « code d’honneur ». Comme Roberto Saviano aujourd’hui, Mario Puzo, journaliste dans les années 1960, recueille soigneusement histoires et anecdotes pour écrire son livre. Quand Francis Ford Coppola en achète les droits, Mario Puzo devient également coscénariste des trois volets du film. À partir de cette publication puis des longs- métrages, Le Parrain demeure la référence incontournable. Mais il s’agit d’une oeuvre qui commence juste après la Seconde Guerre mondiale et qui s’étend sur onze années en prenant appui sur une seule famille napolitaine émigrée aux États-Unis. Depuis, l’araignée est devenue pieuvre.
UNE HISTOIRE DE GÉOGRAPHIE
Honneur aux anciens : il faut descendre jusqu’en Sicile orientale avec Andrea Camilleri pour bien commencer, côté campagne, notre voyage littéraire mafieux. Son commissaire Montalbano, gourmand et malin, résout des affaires locales à Vigàta, et la Cosa Nostra est inévitable dans le paysage. La Forme de l’eau (à ne pas confondre avec le film de Guillermo del Toro !), publié en 1994, est le parfait exemple d’une enquête à la Camilleri, où se mêlent les pouvoirs politique, religieux et forcément mafieux. Ils se retrouvent tous confrontés au flegme de ce policier qui n’a jamais peur des zones grises.
Comme le rappelle justement l’éditrice Anne-Marie Métailié, si la Mafia est une constante dans le polar italien, il faut différencier celle qui s’enracine dans la tradition rurale, et l’autre, moderne, urbaine, virtuelle, celle des grandes affaires. Avant Camilleri, cultivant les dialectes comme un hommage aux traditions, Leonardo Sciascia, né aux environs d’Agrigente, à Racalmuto, décrivait déjà la vie quotidienne de ces villageois, pris entre l’Église et la pègre. Mais aujourd’hui, d’autres régions d’Italie abritent des romanciers qui cherchent justement à s’ancrer dans les terres des ancêtres, celles où les paysans vivent de peu, où les jeunes générations tentent d’échapper à la misère. On pense aux romans noirs de Gioacchino Criaco, Les Âmes noires et La Soie et le Fusil, dans les montagnes calabraises de la Locride. L’auteur, qui fut d’abord avocat à Milan, a décidé de retourner dans son village d’Africo, à Aspromonte, pour décrire une contrée où la ’Ndrangheta
(mafia calabraise) n’a qu’à se baisser pour ramasser des troupes fraîches qui vont rapidement « monter à la capitale ».
QUAND ON ARRIVE EN VILLE
Tous les adolescents ne rêvent pas forcément de se laisser dévorer par l’Organisation. Ainsi, dans L’Offense, le personnage de Francisco De Filippo tente d’y échapper par tous les moyens, sans y parvenir. Tout comme le héros de Résister ne sert à rien, de Walter Siti, récompensé du prestigieux prix Strega pour cette fiction terriblement réaliste dans laquelle un génie des mathématiques devient milliardaire après son recrutement par la Mafia. Le lecteur pénètre dans les eaux troubles de la spéculation financière, dans les « zones grises entre Mafia et haute finance », comme l’explique l’écrivain et traducteur Serge Quadruppani.
Voici donc la nouvelle mafia contemporaine, celle qui s’infiltre partout, comme dans le roman de Massimo Carlotto, Le Souffle court, accompagnant des hommes ambitieux sortis des écoles de commerce et diplômés en économie. On les retrouve en Calabre chez Antonio Manzini et Mimmo Gangemi, en Sardaigne avec Marcello Fois, à Turin avec Alessandro Perissinotto, à Milan avec Sandrone Dazieri, à Bologne avec Carlo Lucarelli. Et bien sûr à Rome, dans l’oeuvre de Giancarlo de Cataldo. Le juge romain signe en 2006 Romanzo Criminale, situé à la fin des années 1970, dans lequel une bande de voyous veut conquérir la capitale et se lancer dans le trafic de drogue haut de gamme. Puis il y revient dans Suburra et Rome brûle, écrits avec le journaliste Carlo Bonini. Des livres fortement documentés où les criminels en col blanc viennent de la bourgeoisie et n’ont aucun état d’âme dans la course au pouvoir. Sans parler du Vatican, impliqué dans les trafics et tirant les ficelles politiques et bancaires. Fini les bonnes affaires locales, la richesse se trouve du côté des îles Caïmans et des comptes off-shore, dans les grandes opérations commerciales et criminelles qui partent de la capitale italienne vers l’Orient et au-delà. Si l’on attend la suite romanesque avec intérêt, il suffit, pour patienter, de s’intéresser aux élections italiennes : la réalité y dépasse la fiction.
Christine Ferniot