Le temps des regrets
Hans Magnus ENZENSBERGER Un magnifique retour autobiographique sur le tourbillon politique des années 1960 et 1970 dans lequel s’inscrivit le grand écrivain allemand. Entre la RFA, la Russie et Cuba, il n’en oublie pas pour autant son histoire intime.
La force d’un livre tient parfois dans les raisons qui font qu’il n’aurait pas dû exister. Ainsi, Hans Magnus Enzensberger n’avait pas particulièrement cherché à écrire Tumulte. De toute manière, l’autobiographie ne l’intéressait pas. « Entre le mensonge délibéré et la discrète retouche, entre la simple erreur et la subtile mise en valeur, les limites sont difficiles à tracer. » Le grand écrivain allemand serait « resté fidèle à [ses] scrupules méthodologiques » s’il n’avait pas fait, un jour, « dans [sa] cave, une trouvaille qui [le] surprit ». Il retombe en effet sur quelques vieux cartons, contenant des notes, des carnets, des coupures de journaux et des manuscrits inachevés qui le ramènent aux années 1960-1970. Une question l’assaille alors : « Comment était-ce à l’époque ? » Voilà tout l’enjeu du nouveau défi littéraire de l’auteur de Hammerstein ou l’Intransigeance (désigné « meilleur livre de l’année » 2010 par la rédaction de Lire).
Enzensberger réunit ainsi des textes du passé et du présent, oscillant entre l’action de l’instant et le retour sur celle-ci. On passe ainsi de sa découverte de la Russie en 1963 – celle de Khrouchtchev – à l’évocation d’un autre voyage en URSS ( en empruntant le Transsibérien) trois ans plus tard, lors duquel il rencontrera l’une des femmes de sa vie, Macha. L’occasion d’écrire un hypothétique « roman russe » pour le jeune auteur ? L’Histoire avance et, quittant la double Allemagne, Enzensberger se retrouve à Middletown et à La Havane, loin des idéaux imaginés – il y a aussi Rome, Prague, la Norvège et d’autres lieux… « Sans résistance, en gros,/ elles se sont avalées elles-mêmes, / les années soixante-dix », ajoute l’auteur par la suite, décrivant toute l’évolution politique de son pays (entre terrorisme et jeux parlementaires).
MÉLANCOLIE SÈCHE
À travers différentes formes narratives, Tumulte conjugue remarquablement l’histoire intime et les mouvements de l’humanité, décrit sans fausse pudeur l’aveuglement idéologique et les erreurs dérivant de celui-ci. Mais si ce texte est si beau, c’est aussi pour la mélancolie sèche qui s’en dégage, et son hommage à tous les compagnons de route d’Enzensberger qui sont partis. Sans oublier ces femmes qu’il a adorées (une, en particulier) et qui lui font constater que « l’amour fou est un combat où il ne peut y avoir ni vaincu ni vainqueur ». Baptiste Liger