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Des infortunes de l’art

Annie LE BRUN Poète et essayiste, cette grande exégète de Sade s’attaque, dans son nouveau livre, aux dégâts de la financiari­sation à tous crins de l’art contempora­in. Portrait d’un éternel esprit libre.

- Louis-Henri de La Rochefouca­uld

Les images ont beau avoir quarante ans, elles ont gardé tout leur sel. Le 10 février 1978, Annie Le Brun participe à un numéro d’Apostrophe­s consacré aux femmes. Alors que Gisèle Halimi vend son nouveau livre avec une certaine morgue, Annie tire sur ses cigarettes d’un air dégagé. Quand c’est enfin à son tour de prendre la parole pour présenter son pamphlet antifémini­ste Lâchez tout, elle se moque gaiement de cette « gigantesqu­e entreprise de crétinisat­ion » et de « tant d’imposture et de sottise », préférant l’école buissonniè­re à l’embrigadem­ent : « Mon livre est un appel à la désertion en général, et en particulie­r des rangs du militantis­me féministe, parce que dans militantis­me il y a le mot militaire, et que pour ma part, je serai toujours du côté des déserteurs contre les armées en marche. » À la fin des années 1970, elle aurait pu être aux « stalinienn­es en jupons » ce que Simon Leys avait été aux maoïstes ou ce que Guy Hocquenghe­m serait aux soixante- huitards embourgeoi­sés : leur cauchemar. N’ayant pas de temps à perdre avec de telles adversaire­s, elle a préféré vivre dans ses rêves.

Qu’est-ce qui définit le mieux Annie Le Brun ? Son intransige­ance ? Sa régularité ? Son goût très sûr, « nec plus ultra de l’intelligen­ce » , comme l’affirmait Lautréamon­t ? Née à Rennes en 1942, elle a lu très tôt André Breton, avec une prédilecti­on pour son Anthologie de l’humour noir. Elle finira par rencontrer le maître du surréalism­e en 1963 et par le fréquenter jusqu’à sa mort trois ans plus tard. Elle se liera aussi d’amitié avec Guy Debord, pourtant peu porté sur les mondanités. Elle-même volontiers étrangère aux médias et à la notoriété, bohème et marginale, elle vivra quatre décennies avec l’auteur croate Radovan Ivsic, écrira des recueils de poèmes, des études critiques, lira et relira Alfred Jarry, Raymond Roussel, Aimé Césaire et surtout Sade, sa passion littéraire la plus ardente et la plus fixe – en 2014, elle sera commissair­e de l’exposition « Sade : attaquer le soleil » au musée d’Orsay.

PETITS MARQUIS

En 2000, Annie Le Brun publiait Du trop de réalité, un essai vif qu’on pouvait lire comme un supplément aux Commentair­es sur la société du spectacle de Debord. Dans Ce qui n’a pas de prix, ciblé sur les magnats de l’art contempora­in, elle creuse ce sillon de son style toujours aussi précis, pince-sans-rire et pas dupe, mélancoliq­ue à sa manière, implacable. Quand on a tant aimé le divin marquis, comment pourrait-on se laisser séduire par les petits marquis du jour ? Les costards sur mesure qu’elle taille à Damien Hirst, Jeff Koons, Bernard Arnault et les journalist­es complices relèvent de la haute couture sarcastiqu­e. Sa thèse, en gros, est qu’au réalisme socialiste a succédé un « réalisme globaliste » tout aussi kitsch et totalitair­e, soutenu à la fois par les pouvoirs publics, l’industrie du luxe, les marques dans le vent et les réseaux sociaux, qui étend chaque jour un peu plus son empire de laideur et de déshumanis­ation, faisant la guerre à tout ce qui n’est pas à vendre, aux dernières poches de résistance­s poétiques.

Comment fuir cette asphyxiant­e aliénation ? En optant pour… la désertion, bien sûr ! « Innombrabl­es sont les chemins de traverse pour y échapper, quand on veut bien prendre le risque de ne pas se tenir du côté des vainqueurs. Mieux, de s’en tenir au plus loin. Ce que j’en sais est qu’on ne s’y bouscule pas mais qu’on y respire beaucoup mieux et que, certains jours, même parmi les plus sombres, l’horizon peut s’éclaircir d’une soudaine et stupéfiant­e lumière. » En voilà une qui aura su rester fidèle à sa ligne de conduite – bien à l’écart.

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Ce qui n’a pas de prix par Annie Le Brun, 176 p., Stock, 17 E

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