Mon « non » est personne
Vincent DELECROIX Une analyse de l’emploi toujours plus fréquent de ces trois lettres synonymes de révolte, refus ou résistance.
«
No, no, no, no, no, no, no » : sept fois, le valet de Don Giovanni nous le dit, il ne veut plus servir son maître. Vérité de la musique chantée : il ne suffit pas de dire « non », il faut insister, pour que le mot fasse son effet, dérange un tant soit peu l’univers. Le philosophe Vincent Delecroix connaît trop bien l’opéra – évoqué dans son très beau Chanter (2012) – pour omettre une seule de ces syllabes qu’il cite méticuleusement, à l’image d’un essai plus soucieux de sa forme que de son ordre. Car il ne s’agit pas tant de fonder que de rendre sensible une vie négative, « soustraite » . Qu’est- ce qui se passe quand je dis « non » ? Qu’est-ce que je romps ou inaugure ? La réponse serait un jeu d’enfant – celui-là même qui fait un usage fréquent des trois lettres – s’il n’y avait un contexte chargé qui brouille les meilleures intentions. La Babel moderne est cette tour où tout le monde, désormais, à tous les étages, dit « non » , qu’il soit réactionnaire, libertaire, nihiliste, anarchiste, héros, idiot ou simplement bougon ; tous d’accord pour s’opposer, s’indigner ou passer la nuit debout. Entre les lignes se lisent les noms de quelques Non récents, trop bruyants dans leur format best-seller : Indignezvous de Stéphane Hessel, Désobéir de Frédéric Gros ou l’actuel Thoreau revival. Mauvaise période, donc, pour écrire une énième philosophie du Non. En se frayant un chemin entre conformisme et individualisme, Delecroix réussit à renouveler la proposition et offre quelques pages fulgurantes pour notre morale et notre politique : sur la démocratie comme régime de la « mauvaise volonté » ou encore sur la manifestation comme mode d’existence théâtral du peuple. Nous déflorerons à peine les dernières pages, lumineuses, où le Non semble se creuser en dedans et se révéler dans une manière non ostentatoire de s’opposer, en deçà même du Oui et du Non. Seraient ainsi déjouées les dialectiques perverses de notre modernité.