« DÉNOTER »
Ce qui est triste, pour les mots qui meurent, c’est que leur déchéance se manifeste d’abord sous la forme d’une confusion, d’autant plus cruelle et manifeste quand ils sont phonétiquement proches d’un autre mot dont le concept – à défaut de la maîtrise – demeure vivace. J’ai compris, il y a une quinzaine d’années, alors que j’étais encore professeur, que le verbe dénoter avait désormais une petite santé. C’était lors d’un conseil de classe. Ces succulentes réunions ne sont jamais aussi chaleureuses que lorsque la classe concernée est d’un niveau scolaire consternant, peuplée d’enquiquineurs patentés. La faconde des enseignants trouve alors dans l’échange une revigorante consolation, de quoi se donner du coeur au ventre devant la perspective peu enthousiasmante d’un autre trimestre à affronter bientôt. Un seul élève échappait au marasme, et fut l’objet d’un concert d’éloges que ma collègue d’histoire vint couronner d’une assertion réitérée : « Il dénote vraiment dans cette classe, il dénote ! » Malgré un coup d’oeil prudemment périphérique, je ne décelai aucune réaction sur le visage des autres professeurs rassemblés autour de la table. Aïe ! Dénoter semblait mal parti.
J’en eus bien tôt la confirmation à voir déclinée, dans des contextes différents, la même méprise entre détonner et dénoter. La plus récente – c’était il y a une quinzaine de jours – me fit quand même un peu bondir, car elle s’étalait dans le titre d’un article de mon journal préféré, vous savez bien, ce quotidien de l’actualité sportive. D’un joueur de rugby au comportement un peu hors norme, on alléchait le lecteur en écrivant qu’il dénotait, ce que les correcteurs dudit journal n’avaient pas cru nécessaire de relever. Malgré son explosivité physique, on n’avait certainement pas voulu dire que ce rugbyman détonait, mais manifestement qu’il détonnait.
Ce qui est délicieux dans ce type de maladresses, c’est qu’elles relèvent d’une préciosité assez satisfaisante. L’idée de détonner est formulée avec fierté par celui qui la profère, et se prend les pieds dans le tapis en la condensant sous la forme du verbe dénoter. Peu de gens toutefois réalisent à présent qu’il s’est cassé la figure. La révélation évoquée par l’idée de dénoter se poursuivra peut-être davantage sous la forme du substantif, pour quelques linguistes et pour tous les poètes. La connotation, en effet, ce merveilleux pouvoir pour les mots de nous faire aussitôt penser à d’autres mots, ne prend son sens que par rapport à la précision austère et nécessaire de la dénotation.
Mais sans encourir le risque de détoner, et peut-être à peine celui de détonner, je verse une larme sur les funérailles prochaines de l’infortuné dénoter, qui ne vit plus guère que pour un autre.