UNE HISTOIRE AMÉRICAINE
JOSYANE SAVIGNEAU
Certains l’aiment Jo
Jane Smiley, romancière reconnue, Prix Pulitzer 1992, membre de l’Académie américaine des arts et des lettres, a entrepris, en 2014, à 65 ans, une énorme trilogie réunie sous le titre Un siècle américain. Rivages publie le deuxième tome, Nos révolutions, après Nos premiers jours, en 2016, et réédité en poche, tous deux magnifiquement traduits par Carine Chichereau – six cents pages pour le premier, sept cents pour le deuxième.
Paradoxalement, il vaut mieux ne pas aimer les sagas familiales au sens traditionnel du terme pour apprécier cette plongée dans une famille américaine. Certains lecteurs de Nos premiers jours disaient s’être ennuyés, n’avoir pas bien compris le projet de Smiley. Car elle découpe son récit année par année, mettant l’accent sur tel ou tel membre de la famille. C’est un peu comme si chaque chapitre était une petite nouvelle, avec des protagonistes qui se croisent, des histoires qui se font et se défont. Et c’est tout l’intérêt de cette construction ambitieuse, minutieuse, dans laquelle on se perd parfois, avant de se reporter à l’arbre généalogique figurant dans le volume.
Tout commence en 1920 lorsque Walter Langdon, revenu de la Grande Guerre, épouse Rosanna Vogel et devient fermier dans l’Iowa. Très vite, ils ont un fils, Frank, puis Joe, Mary Elizabeth – qui meurt à 3 ans, d’une chute pendant un orage –, Lillian, Henry, Claire. Dans Nos premiers jours, on suit la famille jusqu’en 1953. Le dur quotidien de la ferme, une nouvelle guerre mondiale, le maccarthysme, le passage d’une agriculture de petites fermes à la culture intensive. Frank, qui est le personnage le plus fort de la fratrie, s’engage dans l’armée et combat durant la Seconde Guerre mondiale avant de devenir homme d’affaires et d’épouser Andy. Joe reprend l’exploitation familiale. Lillian s’enfuit avec Arthur, plus âgé qu’elle et travaillant pour la CIA. Henry va devenir universitaire. Claire, encore adolescente en 1953, vit à la ferme avec ses parents.
Nos révolutions s’ouvre en 1953 avec l’enterrement du père, Walter, et se clôt en 1986. Hormis Henry, tous les frères et soeurs vont avoir des enfants, puis des petitsenfants. Mais la vie n’est pas un conte de fées. Dès 1956, Andy, malheureuse en mariage, va cinq fois par semaine chez le psy. Elle en verra plusieurs, dont un Dr Smith totalement loufoque. Même si certains, comme Lillian, ne prennent pas le temps de lire les journaux, les événements arrivent à eux, notamment à elle, avec son espion de mari. La Hongrie en 1956, l’affaire du canal de Suez, plus tard la baie des Cochons, puis la guerre du Viêtnam où elle perdra son fils Tim. C’est là tout l’art de Jane Smiley : montrer chacun, englué dans ses problèmes quotidiens, croyant ainsi échapper à l’Histoire, sans comprendre qu’elle nous rattrape toujours. En 1957, Joe, tout en semant le maïs, s’interroge sur ce qu’annonce le lancement du Spoutnik : le télescopage de deux mondes. 1960 : un nouveau président, catholique. Assassiné trois ans plus tard. En 1968, c’est le tour du frère, Bobby Kennedy, et de Martin Luther King. Puis les enfants de la famille manifestent contre la guerre du Viêtnam. Arthur, toujours à la CIA, est de plus en plus angoissé. Claire se marie avec Paul, mais elle divorcera. Henry n’a pas de petite amie. Les lecteurs ont compris avant lui qu’il préfère les garçons. Et voilà que certains, à la fin des années 1970, sont tentés par les sectes.
Il n’est pas nécessaire d’être américain pour se passionner pour cette famille, ses joies, ses deuils, ses interrogations sur l’identité et la transmission.
Paradoxalement, il vaut mieux ne pas aimer les sagas familiales