PHILIPPE DELERM
Le sens de la formule
Rien à dire sur la cadence. Le mot est tout à fait équilibré, avec son entame confortable, sa désinence harmonique persistant dans l’espace, comme fragrance, espérance, élégance. Il a tout d’un classique, et d’un doux. Mais son emploi s’est tant multiplié ces derniers mois qu’il va changer d’essence. Pourquoi cet assaut de bienveillance, cette nécessité, surtout ? Il faut en faire preuve, c’est tout d’un coup la vertu suprême, et cela ne laisse pas d’interroger. C’est un peu comme la surenchère des honnêtement qui servent de précaution oratoire aux politiques. L’honnêteté se pratique ; elle devient suspecte quand elle s’autoproclame. Pourquoi la bienveillance est-elle tout à coup si désirée, si reconnue ?
L’excès produit toujours un agacement. Il en est ainsi dans l’emploi du mot bienveillance. À trop l’entendre, on commence à lui trouver des sonorités un peu mielleuses, une syllabe centrale trop molle, presque veule, et comme assoupie. Il s’agit de vouloir, pourtant, vouloir du bien, mais vouloir, ici, devient presque voilé, masqué par la diphtongue ambiguë de veill, un peu cauteleuse, racoleuse. Et pourquoi faudrait-il systématiquement vouloir du bien ?
Quel prix pourrait bien avoir ce bien-là, dispensé par principe, sans réflexion, sans choix ? Jacques Brel disait : « Je pratique la charité parce que je ne sais pas imposer la justice. » Mais dans la charité, au moins, il y a la manifestation de la générosité, même si l’on sait qu’il est plus facile de donner que de recevoir. La bienveillance est seulement un point de départ, un point mort qu’il faudrait charger artificiellement de valeurs positives. Être sans a priori, sans préjugés, ne serait déjà pas si mal. Être d’emblée bienveillant a un petit côté volontariste, metteur en application d’une morale étrangement prônée par une époque qui sent ce qui lui manque mais ne saurait donner que des recettes à quatre sous.
On a longtemps pratiqué le stéréotype inverse. Seuls les bourrus, les bougons, les taciturnes cachaient un coeur d’or. J’y ai souscrit moi- même avec bonheur en découvrant peu à peu l’humanité de Mme Hermier, l’épicière du coin de ma rue, morte depuis vingt ans, et que j’ai connue aussi longtemps. La première fois que je l’ai vue, je voulais une boîte de bougies un jour de panne d’électricité, elle me lança d’un ton rogue : « Une boîte ? Sûrement pas, il en faut pour tout le monde ! »
Je crois qu’elle était bienveillante, mais qu’elle aurait eu horreur de ce mot-là. La bienveillance, c’est comme la confiture : plus on en a, moins on l’étale.