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Une légère rotation

- Emmanuel DAVID

C’est en ouvrant ce livre que tout commença.

A, À, ABAISSANT, ANTE, ABAISSE, ABAISSÉ, ÉE, ABAISSEMEN­T, ABAISSER, ABAISSEUR…

Le bureau de ton père était une pièce sombre, sur la hauteur de deux étages, séparée de la rue par une fenêtre à guillotine que dissimulai­ent en permanence de lourds rideaux cramoisis, semblant figés là depuis des siècles, avec des plis qui auraient pu être ceux d’une statue. Le mur qui faisait face à la porte et à la cheminée était entièrement occupé par une bibliothèque où avaient été entassées depuis trois générations toutes sortes d’ouvrages reliés aux couverture­s de cuir brun. Les quatre premiers rayons étaient aisément accessible­s à la main de ton père. À partir du cinquième, il devait tendre son bras d’échalas et, au-delà, il lui fallait utiliser les services de l’échelle dont la partie haute coulissait le long d’une tringle en bronze.

En certaines rares occasions, tu avais été admis dans le bureau – ou convoqué –, la tête à peine à hauteur du bureau, écoutant quelques conseils de ton père, ou quelque remontranc­e, avec pour seul horizon les piles branlantes de dossiers à sangles entre lesquels un plumier et un grand compas tentaient de se frayer un chemin. La table de travail regardait depuis cent cinquante ans les deux grands rideaux. Sur la cheminée, une vielle pendule laissait entendre un lourd tic-tac, comme les battements d’un coeur dont l’opération eût été en cours et dont tu craignais, pour ta part, qu’il ne cessât de battre d’un moment à l’autre.

Le bureau de ton père n’était pas une pièce dans laquelle on pouvait entrer sans autorisati­on. C’était à ce titre une pièce attirante, une pièce mystérieuse, et il te semblait évident, enfant, que ton père, une fois qu’il en était sorti, restait enveloppé de ce mystère, comme d’une grande cape de sorcier. Et qu’y faisait-il, dans ce bureau ? Tu n’en avais pas la moindre idée. Même ta mère prenait mille précautions avant de venir l’y importuner, inquiète, grattant la porte du bout de l’index comme une chatte apeurée l’aurait fait avec sa patte. Tu avais connu des jours pluvieux, tirant leur ennui, où on n’avait pas vu ce grand homme chauve et dégingandé de toute la journée, claquemuré qu’il était dans son bureau. Tu l’imaginais traquant des ouvrages sur le dernier rayonnage, sous le plafond, à près de cinq mètres d’altitude, le haut de son crâne lisse pris dans les toiles d’araignée, risquant quelque acrobatie pour aller récupérer un imposant traité, ou bien endormi la tête en travers d’un dossier à sangle, sous la pâle lueur de la lampe Jean Perzel, sa paupière fatiguée à quelques centimètres de la pointe du compas.

Aussi loin que tu te souviennes, le bureau, bien que d’un accès interdit, n’était pas fermé à clé. Ce choix était l’expression concrète de la pédagogie de tes parents : tu n’entrerais pas dans le bureau non parce que la porte en était fermée à clé, mais car primo tu savais qu’il était interdit d’y entrer, et que secundo tu respectera­is cette règle, n’est-ce-pas, puisque tu étais un garçon obéissant. Quel était le risque ? Quelle aurait été la sentence ? Tu ne sais pas. Tu ne t’es jamais fait prendre, et tu n’as donc jamais été puni. Ou alors as-tu été puni au-delà de toute raison. Si ta mère s’est peut-être doutée de tes escapades illicites, dans la pièce interdite et sur son échelle emblématique, elle n’en a jamais fait mention. Quant à ton père, tu ne sais pas. Ton père était un homme inaccessib­le aux outils habituels de la conversati­on. Il te tapotait distraitem­ent la tête à la fin du dîner ou bien il faisait remarquer à ta mère que tes cheveux méritaient d’être coupés, non, ne pensez-vous pas ? (car tes parents étaient de cette génération et de ce milieu où les époux se vouvoient jusqu’à leur dernier soupir, et même, disait-on, dans leurs soupirs). À l’acmé de certains cauchemars, tu avais imaginé ce grand chauve de père écartant les rideaux cramoisis puis te maintenant la tête plaquée contre l’appui de baie, la joue aplatie et le cou tailladé par l’huisserie, sous la menace de la fenêtre à guillotine.

Il t’était arrivé, certains mercredis après-midi, de jouer dans la portion de couloir proche du bureau, poussant tes voitures miniatures sur les routes que tu imaginais dans les dessins du tapis, ou bien construisa­nt un château avec des cubes de bois à la peinture écaillée, une forteresse imprenable appuyée aux contrefort­s du papier peint comme le château de La Roche-Guyon l’est à sa falaise, avec des soldats de plomb prêts à mourir pour en défendre l’accès. Il t’était arrivé de retenir ta respiratio­n pour essayer d’entendre ce qui se tramait dans le bureau, faisant rouler ta Peugeot à vitesse réduite puis rétrogradant jusqu’à proximité de la porte. Il t’était arrivé d’entendre le téléphone sonner, dans le bureau, posé sur le guéridon à côté de la photo de tes grands-parents paternels, et ton père qui n’y répondait pas. Rien n’arrivait jamais.

« AVAIS-TU SEULEMENT IDÉE DU POUVOIR DES MOTS ? »

Tu ne crois pas avoir entendu ta mère utiliser un verbe d’action, quel qu’en soit le groupe – elle avait réussi à te faire entrer dans le crâne au forceps le moyen de distinguer ceux du deuxième et ceux du troisième, quand ils ont leur infinitif en « ir », finissant, oui, courissant, non, quelle horreur ! –, pour décrire ce que faisait ton père dans le bureau. Elle utilisait au contraire des expression­s neutres, factuelles, mais jamais explicites, et tu restais donc incertain sur ce que ton père pouvait bien y manigancer, l’imaginant tour à tour agent secret, trafiquant d’armes ou de drogue, chirurgien à la retraite, et même écrivain, c’est pour dire. Ton père est dans le bureau, disait ta mère (quand vous étiez seuls, tous les deux, elle prenait la liberté de te tutoyer). Tu ne crois pas qu’il y ait une phrase qu’elle ait prononcée plus souvent, la tête légèrement penchée

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