GÉRARD OBERLÉ Livres oubliés ou méconnus
D ans le district le moins éclairé de ma bibliothèque, là où somnolent les beautés insolites et les gloires méconnues, gîte un parpaing de près de deux kilos. Ce maous costaud daté de 1912 s’appelle Larmes et Sourires. Poésies originales et traduites des chefs-d’oeuvre de la poésie anglaise. L’auteur est un baronnet écossais, Sir John George Tollemache Sinclair, ancien membre du Parlement anglais. Il précise qu’il est dans sa quatre-vingt-huitième année lorsqu’il fait publier son opus magnum « dédié aux sympathiques Dames françaises ». Ce monstre, imprimé chez Chaix (imprimeur de l’indicateur des chemins de fer), n’était pas destiné à la vente. Sir Sinclair offrait les exemplaires aux membres de l’Académie française, aux rédacteurs en chef de tous les quotidiens français, belges et suisses, « ainsi qu’aux personnes que je crois amies de la littérature et surtout de la poésie ».
Le livre s’ouvre sur un portrait photographique de l’auteur, en couleurs et en relief. Il offre aussi une centaine de planches de portraits, de châteaux de famille du clan Sinclair, de tableaux et sculptures, certaines de ces oeuvres d’art retouchées et améliorées sur les instructions du baronnet. Les toutes premières pages sont les appréciations et les lettres des veinards auxquels l’auteur avait envoyé, en 1885, une première édition du livre parue sous le titre Pleurs et Sourires, beaucoup moins copieuse que celle de 1912. Parmi les nombreuses personnalités ayant répondu, on trouve Banville, Pyat, Zola, Tolstoï ( « je suis heureux de savoir que votre opinion sur Shakespeare […] coïncide avec la mienne »), Bourget, Louise Ackermann, etc. Suivent quelque mille pages portant plus de sept mille vers, des poésies originales de l’auteur, des poèmes en français et en anglais, des traductions réciproques d’auteurs français et anglais – Byron, Burns, Chaucer, Milton, Shakespeare, Béranger, Banville, Musset, Du Bellay, Gautier, Lamartine – ainsi que des versions françaises de poètes latins, arabes, persans, des essais et commentaires en prose… Quelques informations émaillent le volume, souvent sans rapport avec ce qui précède ou suit. Après la description d’un tableau de chiens, on lit : « À peine 30 personnes assistèrent aux obsèques du poète sympathique Lamartine [...] et parmi ces individus je ne crois pas qu’il y ait un seul homme de grande importance. » Ailleurs, on apprend que « Mérimée est laid comme un satyre, dur, sensuel et mesquin » . À la page 738, on trouve la liste des personnalités qui ont été malheureuses dans leur mariage, entre autres Dürer, César, Garibaldi, Napoléon, Sémiramis, Socrate, Mme Victor Hugo. Puis une énumération de celles qui ne se sont jamais mariées : Eschyle, Michel-Ange, Descartes, Érasme, Juvénal, Kant, Sapho (plus de deux cents !), la liste des suicidés et de ceux qui ont essayé, mais qui ont survécu. Plus loin, on découvre le nom de ceux qui ont exprimé des opinions défavorables sur les oeuvres de Shakespeare.
Sir Tollemache Sinclair est né à Édimbourg en 1825. Son oeuvre accomplie, il s’est éteint en 1912, peu après la parution de son mastodonte. Le livre est agrémenté d’un large signet en tartan du clan Sinclair. Les baigneurs qui s’encombrent chaque été d’un gros pavé à lire sur la plage ne s’ennuieraient pas en compagnie de l’excentrique baronnet, mais ils peineront sans doute à dégoter un exemplaire de son chef-d’oeuvre. Ne gaspillez ni votre temps ni votre argent, et courez plutôt chez votre libraire. Pour vingt-cinq euros, il vous filera le récent livre de Tom Robbins, publié par le mirobolant Gallmeister, éditeur officiel des traductions françaises des oeuvres de ce phénix non conformiste. Dans Tarte aux pêches tibétaine [voir aussi page 54], Tom Robbins raconte son parcours physique, intellectuel, spirituel et artistique, un itinéraire pop entraînant et brindezingue, l’Amérique du xx e siècle blasonnée par un fils indocile. Un régal !