Pour l’ensemble de sa carr(i)ère
Après Michel Houellebecq et Pierre Michon, c’est au tour d’Emmanuel Carrère d’être honoré par un gros ouvrage collectif à sa gloire. Comment continuer à écrire quand on a été ainsi « panthéonisé » ?
QUE LUI EST-IL ARRIVÉ DEPUIS LE ROYAUME ?
Dans le passionnant entretien qui ouvre Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, épais volume de textes savants analysant son oeuvre, le principal intéressé a l’honnêteté de l’avouer : « Depuis la fin du Royaume, je suis en panne comme écrivain : je savais que cela allait arriver. Je me disais aussi que si j’étais prévenu un peu de cela, ça se passerait, ma foi, gentiment, ou pas désagréablement. Mais ce n’est pas vrai, c’est quelque chose qui me mine un peu, même si j’ai d’autres occupations, essentiellement d’écrire des scénarios et de faire des reportages, mais voilà, je le savais. Je ne sais pas comment je me suis engagé dans cette phase… » Ne rencontrant pas de sujet stimulant et ne faisant « pas du tout partie des écrivains qui sont capables de tenir un journal, d’écrire à partir de n’importe quoi, de faire de l’écriture », il s’en trouve « paralysé ». Difficile, aussi, de maintenir un tel niveau.
Il sort tout de même d’une décennie faramineuse qui l’a vu enchaîner Un roman russe (2007), D’autres vies que la mienne (2009), Limonov (2011) et Le Royaume (2014), cumuler succès critique et public, et s’imposer, avec Houellebecq, comme le seul auteur vivant dont tous les confrères dissèquent les livres dès leur sortie.
Que lui est- il arrivé depuis Le Royaume ? Il a compilé le recueil d’articles Il est avantageux d’avoir où aller ( 2016), fêté ses 60 ans, reçu à Guadalajara le prix FIL pour l’ensemble de son oeuvre et enterré son éditeur historique, Paul Otchakovsky-Laurens. Bref, sans être un vieux monsieur, c’est un écrivain consacré qui pourrait s’arrêter là et aller prendre du bon temps en Grèce. C’est dans ce contexte de « préretraite » que P. O. L publie Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, un pavé qui ressemble fort aux Cahiers de L’Herne parus l’an dernier sur Michel Houellebecq et Pierre Michon.
Et pour cause : le projet était prévu dans cette collection, avant de se retrouver chez l’éditeur historique de Carrère… Comme toujours quand on s’attelle à ce type de livres, il faut aimer la comédie – pourquoi les universitaires semblent-ils tous sortis d’une pièce de Molière ? Mieux vaut faire le tri, laisser de côté ces précieux et aller directement aux témoignages plus personnels. Ici, les souvenirs amusés d’Olivier Rubinstein nous en apprennent plus sur Carrère que dix thèses gribouillées en sabir post-structuraliste. Quelques inédits, des manuscrits, deux scénarios et autres surprises suffisent à justifier l’investissement. Ce qui nous amène à nous poser cette question : à quel public s’adresse ce genre d’ouvrages ? Renseignements pris, le Cahier de L’Herne Houellebecq a largement dépassé les 10 000 exemplaires vendus quand celui sur Modiano s’est arrêté à 9 000 et celui sur Michon à 6 000.
GALAXIE D’AMITIÉS ARTISTIQUES
Qu’en pensent les libraires ? Stanislas Rigot (Lamartine, 118, rue de la Pompe, Paris 16e) : « À une époque où l’on essaye de tout décrypter, c’est dans l’air du temps. À l’origine, le public visé est celui des fans et des universitaires, mais je pense que pour certains auteurs cela touche un public plus important. J’ai l’impression, par exemple, que le Michon est allé bien au-delà de ce petit cercle. Les mises en place sont assez légères, mais il faut assurer un suivi régulier. »
Colette Kerber (Les Cahiers de Colette, 23, rue Rambuteau, Paris 4e) : « L’objet n’est pas seulement d’asseoir une crédibilité, mais surtout, pour les lecteurs contemporains, de donner à voir un “portrait de l’artiste” puisque ces ouvrages rassemblent, en plus de textes donnés par des critiques de renom ou des auteurs reconnus, souvent des correspondances, des échanges avec des éditeurs, ouvrant donc à une galaxie d’amitiés et de compagnonnages artistiques. Alors, on a tout à la fois affirmation et vision d’ensemble de celui, ou celle, qui fait oeuvre – oeuvre d’art. » Être confronté ainsi à sa muséification peut être glaçant. Un temps seulement ? Houellebecq publiera en janvier son nouveau roman. De quoi donner l’envie à Carrère de retourner au charbon ? Louis-Henri de La Rochefoucauld
HHHII Emmanuel Carrère : faire effraction dans le réel, collectif, 564 p., P.O.L, 37 €. En librairie le 4 octobre.