L’« ÉCRITURE DE SOI », DU JOURNAL AU BLOG
Journal intime, confessions, autobiographie : les écrits intimes revêtent plusieurs formes au fil du temps. Jugés indécents jusqu’à la fin du xviiie siècle, ils gagnent leur légitimité littéraire avec l’émergence de la sphère privée et la diffusion de la
Dans les années 1880, alors que les anarchistes ébranlent l’Europe ( assassinat d’Alexandre II, tentatives ratées contre Gambetta et le Kaiser Guillaume Ier…), les canons de la littérature sont dynamités par la publication d’un genre nouveau : le journal. Le plus impressionnant s’intitule Fragments d’un journal intime. Son auteur est un professeur de philosophie suisse, Henri-Frédéric Amiel (1821-1881). Sur près de 17 000 pages écrites en trente ans, l’auteur exhibe le mal de vivre d’un être happé par la contemplation et la procrastination, écartelé entre christianisme et hindouisme : « Sommeil du vouloir, vacance de l’énergie, indolence de l’être, comme je vous connais ! Aimer, rêver, sentir, apprendre, comprendre, je puis tout pourvu qu’on me dispense de vouloir. » Un autre livre heurte les bonnes moeurs, le Journal de Marie Bashkirtseff (1858-1884). Cette artiste russe disparue à 25 ans fait le récit, pourtant assez neutre, de sa vie mondaine dans les grandes villes européennes, sa passion pour un noble florentin, ses rencontres avec Zola, Maupassant et les frères Goncourt. Ces deux-là, Edmond et Jules, font littéralement scandale en
y déversant leur bile sur le monde politique, financier et artistique. Ces journaux – généralement publiés de manière posthume – attirent les foudres de la critique. Leur adversaire le plus zélé est Ferdinand Brunetière, professeur à la Sorbonne et directeur de la Revue des deux mondes. À ses yeux, la « littérature personnelle » est un genre plébéien, féminin, enfantin ; pire, un signe de dégénérescence. Et sur le plan littéraire, une absurdité : l’art ne doit-il pas dépasser l’individu pour tendre à l’universel ? Un autre critique célèbre, Albert Thibaudet, lui offrira son appui : « L’autobiographie, qui paraît au premier abord le plus sincère des genres, en est peut-être le plus faux. C’est l’art de ceux qui ne sont pas artistes, le roman de ceux qui ne sont pas romanciers. » Anatole France est bien isolé dans son plaidoyer : « On reproche aux gens de parler d’eux- mêmes, c’est pourtant le sujet qu’ils traitent le mieux. »
ENTRE GIDE ET LEIRIS
Longtemps, le journal n’a été que la notation quotidienne des faits extérieurs, sans volonté de publication. Au xvi e siècle, le gentilhomme bas-normand Gilles de Gouberville inscrit dans son « livre de raison » ses dépenses et ses recettes, plus quelques faits locaux. Laisser place à la subjectivité eût été indécent. L’ « écriture de soi » prend d’autres formes : les Essais, avec Montaigne ; les Confessions, avec Rousseau *. À la fin du xviii e siècle, l’avènement des Lumières, de la bourgeoisie et de la personne privée encourage le journal intime. La prolifération, sous la Restauration, de règlements de vie incite un peu plus au « déchiffrement du moi ». D’abord à vocation religieuse, le journal intime se laïcise et accueille angoisses et aveux de culpabilité. Sa légitimité littéraire – les « brouillons » devenant « oeuvre » – n’intervient qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale avec l’inauguration de la nouvelle Bibliothèque de la Pléiade par le Journal d’André Gide, du vivant de l’auteur. « Oui, tout cela pourrait bien disparaître, cet effort de culture qui nous paraissait admirable (et je ne parle pas
seulement de la française) », lit-on à la première ligne, datée du 10 septembre 1939, neuf jours après l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht. Preuve qu’un journal peut être intime sans que l’affectivité soit son seul propos. Le « journal d’usine » (1935) de la philosophe Simone Weil n’était-il pas déjà un journal personnel sur la condition ouvrière, où le « moi » est absent ? Et que dire de celui de Franz Kafka, qu’il a tenu de 1910 à 1923 ?
À l’inverse, la volonté de « confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte », est le projet de L’Âge d’homme, de Michel Leiris, publié en 1939. Quatre ans plus tôt, Paul Léautaud avait exhibé dans son Journal particulier ses parties de jambes en l’air avec Marie Dormoy, sa secrétaire, dactylo, cuisinière, femme de ménage et… amante. Dans les années 1960, la libération de la parole personnelle à la radio puis à la télévision, encouragée par la vulgarisation de la psychologie, libère l’« écriture de soi ».
DÉFERLANTE AUTOBIOGRAPHIQUE
Dix ans plus tard, l’autobiographie – aux antipodes du journal, parce qu’écrite rétroactivement – est acceptée comme catégorie littéraire à côté du roman, du théâtre et de la poésie, grâce aux travaux du philosophe Georges Gusdorf et du théoricien de la littérature Gérard Genette. Cette nouvelle légitimité n’est pas acquise sans mal. Le structuralisme célèbre en effet « la mort de l’auteur »
(tout texte ayant sa propre autonomie). « Diaire [nom ancien du journal intime], écrit Roland Barthes : diarrhée et glaire. »
Cette contre-offensive fait chou blanc. À partir des années 1980, l’autobiographie triomphe, de Pierre Goldman à Philippe Vilain, de Guillaume Dustan à Camille Laurens, de Philippe Forest à Catherine Millet, et devient un sujet de recherche du Centre de sémiotique textuelle de Nanterre. Elle n’en fait pas moins une victime collatérale : le journal littéraire. Les diaristes se comptent désormais sur les doigts d’une main : Pierre Bergounioux, Gabriel Matzneff (depuis 1953), Charles Juliet, Renaud Camus, Marc-Édouard Nabe…
Quant aux journaux intimes sans nécessaire vocation littéraire, ils connaissent une nouvelle vigueur depuis que, dans les années 1995, des sites Internet les hébergent. Par un curieux paradoxe, ces textes peuvent être lus par tous, leurs auteurs se réfugiant derrière des pseudos. Sans doute est-ce préférable. A-t-on envie de savoir qui a écrit, fin août : « Moi je supporte mal la chaleur je fais des malaises et tout du coup [sic] j’essaye de rechercher ma casbah » ?