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JE LE DE LA VÉRITÉ

Considéran­t que « Je est un autre » et que « Madame Bovary, c’est moi », le journal intime des écrivains déchaîne autant de passion qu’il suscite de méfiance : livre-t-il la vérité ? Laquelle, à quelles fins et sous quelles formes ?

- Hubert Artus

Nous sommes des gloutons, nous autres, les amoureux de littératur­e. Nous voulons lire les écrivains mais aimons aussi apprendre ce qu’il y a derrière leurs livres. Nous avons tous envie de liens avec un auteur. Aussi le journal intime paraît-il un révélateur idéal. Mais celui-ci est aussi l’art du cache-cache et du jeu avec la vérité.

LA SINCÉRITÉ DE SON INTROSPECT­ION

Parmi les journaux intimes, il faut distinguer ceux parus du vivant de l’auteur de ceux publiés post mortem. Il fut un temps où seuls ces derniers se voyaient accorder franchise et authentici­té. Il est vrai que Mon coeur mis à nu (Charles Baudelaire) ou Journal (Stendhal), respective­ment parus en 1887 et en 1937, ne pouvaient plus servir leur carrière. Autre cas, le monumental journal intime du poète suisse Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) : une somme de 16 847 pages publiées en quatre Fragments d’un journal intime (1884, 1887, 1923, 1927). Cette oeuvre, qui fit découvrir la clarté de la pensée de l’auteur, la sincérité de son introspect­ion et les sources de sa vision découragée de l’existence, est devenue la plus connue du poète, à une époque où les journaux d’écrivains ne paraissaie­nt qu’après leur mort.

Léon Bloy, lui, commença à publier le sien de son vivant, dix- neuf ans avant de disparaîtr­e. Dans Le Mendiant ingrat, premier volume sorti en 1898, il remaniait des carnets intimes de l’année 1892. Ainsi s’arrangeait-il avec la notion même du genre pour faire oeuvre littéraire. Le « pacte autobiogra­phique » ( concept de Philippe Lejeune – voir ci- contre) est- il ici respecté, modifié, trahi ? L’auteur livre- t- il la vérité, sa vérité, ou veut-il inscrire son intimité dans le réceptacle collectif de son époque ? C’est que, publié du vivant d’un écrivain, le journal n’était plus aussi intime. De livre, il devenait aussi instrument. Alors c’est tout naturellem­ent que la forme évolua pour s’adapter aux visées propres à l’auteur. Rappelons que le Journal des Goncourt, publié pour les premiers extraits dès 1887 par Edmond, après la mort de Jules, son coauteur et frère, constituai­t des « mémoires de la vie littéraire » ( c’est d’ailleurs son sous-titre) autant qu’un document sur la genèse des romans des deux hommes. Inattaquab­le sur le plan de la « véracité » , ce journal n’est pourtant pas intime. Pour atteindre cette vérité tant souhaitée, peut-être ne faudrait-il pas traiter frontaleme­nt de soi, déplacer son propos.

UNE NOUVELLE SORTE DE « PACTE AUTOBIOGRA­PHIQUE » Ainsi, le journal intime est devenu partie intégrante des oeuvres et du destin des écrivains. Dès lors, il se place sous la même dualité que l’art romanesque : la double identité du narrateur-auteur. Il est lui aussi un art du « Je ». Il peut donc être fantasmé, manipulé, voire romancé. Tout au long du xxe siècle, on prit aussi l’habitude de lire un « journal » du vivant de l’auteur. Il pouvait être interprété. C’est d’ailleurs au même moment qu’on ne parla plus de « journaux intimes », mais de « journaux » tout court. Ou de « journal littéraire » . Ils devenaient autant celui d’un écrivain que… celui d’un livre : c’est le cas du Journal des faux-monnayeurs (1927), dans lequel André Gide dialogue avec ses propres personnage­s. Pour autant, la démarche n’était-elle pas hautement autobiogra­phique ? Qui est un écrivain, sinon la somme de lui-même et de ses personnage­s ?

Par la suite, cette forme intime de la littératur­e a modifié en profondeur le champ fictionnel : ce fut le roman autobiogra­phique. On pense évidemment à Michel Leiris, à Louis Calaferte, à Marguerite Duras. Plus tard, évoquant la maladie, le sida, la mort, Guillaume Dustan ou Hervé Guibert s’inscrivire­nt dans cette lignée pour faire littératur­e de l’intime, en instaurant une nouvelle sorte de « pacte autobiogra­phique ».

Et finalement, depuis les années 1960 jusqu’en 2018, alors que bien des auteurs communique­nt et lèvent le voile sur les réseaux sociaux, n’est-ce pas cette dimension toujours mutante et incertaine qui entretient notre soif de connaissan­ce intime des écrivains ?

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Les frères Goncourt, gravure d’Alphonse Descaves d’après une photograph­ie de Nadar.

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