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UNE AFFAIRE DE FEMMES

Au xviiie siècle, les femmes ont investi le journal intime, contribuan­t à donner au genre ses lettres de noblesse. Brassant des thèmes très divers, il aura été, jusqu’à récemment, le lieu d’une réinventio­n de soi et de tous les affranchis­sements.

- Gladys Marivat

La gloire d’une femme consiste à ne faire point parler d’elle »,

a écrit Hortense Mancini (1646-1699). La nièce du cardinal Mazarin, auteure des premiers Mémoires écrits par une femme, introduit La Fabrique de l’intime.

Cette anthologie de textes autobiogra­phiques de femmes au temps des Lumières montre comment, écartées du débat public et du monde profession­nel, les femmes se sont emparées, au xviii e siècle, du journal intime comme d’une conquête. Puis l’ont investi comme un lieu à soi, un endroit où être elles-mêmes. Libérées des contrainte­s de leur sexe et de l’autocensur­e, elles y parlent de leurs doutes et de leur désir d’émancipati­on, de ce qui agite Versailles ou de leur condition. Et ce faisant, elles s’affirment.

L’ÉCRITURE ET LA VIE

L’historienn­e Catriona Seth a réuni dans cet ouvrage les journaux d’anonymes ou de personnali­tés comme Madame de Staël ( 1766- 1817). La fille de la Révolution, qui deviendra l’ennemie de Napoléon, commence son Journal à 19 ans, quand sa vie s’apprête à basculer. Ses parents veulent la marier. Elle raconte les présentati­ons avec Erik Magnus de Staël. Un homme « honnête », mais « stérile et sans ressort ». Plus tôt, elle avait eu une vision morbide au réveil – un cercueil. On la lit aujourd’hui comme une étrange métaphore, la prémonitio­n de son mariage malheureux. Comme si la jeune fille était déjà écrivain avant de le savoir. Plus loin, la future Madame de Staël dira ses doutes sur sa capacité à lier l’écriture et la vie, et à saisir cette dernière avec des mots. « Il est des mouvements qui perdent de leur naturel dès qu’on s’en souvient, dès qu’on songe qu’on s’en souviendra », déclare-t-elle. Puis : « Malheur à celui qui peut tout exprimer, malheur à celui qui peut supporter la lecture de ses sentiments affaiblis. »

L’ÉPREUVE DU TEMPS

S’affranchir du regard de la société est l’un des grands enjeux du journal intime. Très tôt, cet espace de liberté devient aussi un lieu de création littéraire. C’est évident chez George Sand ( 1804- 1876). Considérée comme la fondatrice de « l’autobiogra­phie au féminin », elle a contribué à bousculer le genre, loin de Rousseau et de Chateaubri­and. « Écoutez ; ma vie, c’est la vôtre », affirme-t-elle dans Histoire de ma vie. Elle y raconte une existence de femme et d’écrivain avec l’idée qu’elle parle à tous les enfants de son siècle. Sand a réinventé l’écriture de soi, en évoquant dans un même « je » l’Histoire et son enfance, sa jeunesse au couvent, ses débuts littéraire­s, ses passions. Le tout avec une franchise inédite pour son époque qui a inspiré Colette et Nathalie Sarraute.

Chez Virginia Woolf, la frontière entre l’intime et la littératur­e tremble. Espace où être soi-même, le journal devient un entraîneme­nt, l’antichambr­e de l’oeuvre en cours. L’auteure de Mrs Dalloway a tenu un journal toute sa vie. Dans son Journal d’adolescenc­e (1897-1909), puis dans son Journal intégral (19151941), Woolf note ses sentiments, observe les débuts de la Première Guerre mondiale jusqu’à ceux de la Seconde, critique ses contempora­ins, mais surtout, elle exerce son regard et sa plume.

Les grands journaux intimes, ceux qui résistent à l’épreuve du temps, allient authentici­té et liberté de ton. C’est d’autant plus frappant quand ils nous parviennen­t longtemps après la disparitio­n de leur auteur, comme ceux de Mireille Havet et d’Hélène Berr. Née en 1898, la première a été l’amie de Guillaume Apollinair­e et ses surréalist­es. Homosexuel­le, toxicomane, elle est morte à 33 ans, de délabremen­t. Elle a publié un roman de son vivant, Carnaval. En 2003, l’éditrice Claire Paulhan a permis de la redécouvri­r en publiant son Journal. Havet y apparaît habitée par l’amour physique, sans tabou, indifféren­te aux interdits de son temps. La parution en 2008 du Journal d’Hélène Berr fut, quant à elle, un véritable choc. Émotionnel et littéraire. Il commence en avril 1942 après une rencontre de la jeune étudiante avec Paul Valéry, et s’achève en 1944 au camp de Drancy. Berr préparait l’agrégation, était éprise de Shakespear­e et de Lewis Carroll. Dans ces feuillets, transparai­ssent un regard attentif à la lumière, une vie promise à l’amour d’un jeune homme aux yeux gris, mais confisquée par le régime de Vichy, et la barbarie nazie. Et un indéniable talent.

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Virginia Woolf

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