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MON GAY JOURNAL

De Julien Green à Hervé Guibert en passant par André Gide, le journal intime homosexuel est devenu un genre littéraire à part entière, qui compte bien des chefs-d’oeuvre.

- Philippe Chevallier

TOUT DIRE DE SA VIE, DE SES AMANTS, DE SES RÊVES, COMME SI LA TOTALITÉ ALLAIT EXHAUSSER LA SOLITUDE

Seuls les écrivains homosexuel­s ont fait quelque chose du journal intime au xx e siècle. Pas la forme laborieuse du récit de soi mais celle, ardente, d’une attente – que son nom soit amour, salut, ou simplement l’impossible. Plonger dans l’âme de Julien Green, Matthieu Galey ou Hervé Guibert (on pourrait en citer d’autres…), se glisser dans le sablier de leurs heures, c’est se laisser hypnotiser par la seule répétition qui ne lasse jamais, celle du désir, toujours cruel en son inachèveme­nt, jamais monotone. Avec ceux de Gide et JeanRené Huguenin, les journaux sont sans équivalent dans la littératur­e française. Déchirants – « J’ai dans le coeur une sorte d’enfer », écrit le très catholique Green, à 28 ans. Intimidant­s surtout par l’ambition qui les porte à travers doute et désespoir, et en fait autre chose qu’un passe-temps : tout dire de sa vie, de ses amants, de ses rêves, comme si la totalité allait exhausser la solitude.

L’INVENTION D’UN STYLE

« C’est ma vie entière que je compte mettre en ces pages, avec une franchise et une exactitude absolues », écrit encore Green. Menteur comme Rousseau ? Sans doute, tant le Journal publié est découpé aux ciseaux dans le vrai, ce schwarze Buch encore caché. Galey et Guibert sont plus francs, plus crus – l’époque a changé. Mais si Green préfère raconter que le petit chat est mort, c’est le même sabbat sous les mots. Pour expliquer la litote à vos enfants (passé 12 ans), prenez Green : « Beaucoup rêvé ces jours-ci. » (1929) Mais la franchise ne suffit pas à expliquer l’intérêt, pas plus qu’elle ne justifie la littératur­e. Par-delà les jeux infinis entre l’aveu et le secret, dans un contexte social de clandestin­ité puis de maladie ( le sida qui emporte Guibert et les amis de Matthieu Galey), il y a l’invention d’un style. Entre la forme d’une vie et celle d’un livre, mille correspond­ances s’établissen­t qui se moquent de la psychologi­e. C’est le charme des initiales qui nous rapproche du roman d’espionnage. Picoré chez Green, ce délicieux morceau de code censuré dans la première édition : « Cet aprèsmidi, visite à X… avec G. X… a un poste important à la mairie de… La nuit, il se déguise en petite fille. »

Et puis, il y a la beauté de la liste, énumératio­n du monde, de ses couleurs, de ses métiers et qualités. Valse des amants ? Certes. Goût donjuanesq­ue pour le chiffre ? Peut-être. Mais goût surtout pour l’inconnu qui croît à mesure qu’on le dévore. Prenez une page du journal de Galey, entre deux élections bidonnées du Goncourt, et rencontrez « le jeune homme brun, paysan d’origine… le notaire de Vaison… le beau médecin… le charmant forain de l’Isle… » Fascinante restitutio­n d’un monde à la Borges, sociologiq­uement improbable et pourtant réalisé par le sexe et la plume. La liste ne se contente pas d’accumuler, elle court après le temps, cherche à le tromper par la manie de l’enregistre­ment.

ÉLECTROCAR­DIOGRAMME FOU ET POÉTIQUE

De cette répétition surgissent de bouleversa­ntes épiphanies que le roman ne permet pas : la découverte d’une tendresse infinie où un corps s’accroche à un autre comme un noyé (Galey), l’étreint violemment comme une seringue troue un poumon (Guibert). La drague, réelle ou rêvée, est la pulsation de ces journaux, traçant un électrocar­diogramme fou et poétique. Et le lecteur se surprend à attendre la prochaine aventure dans les buissons, quelle que soit l’importance de ce qui est compté en intermède. Ô saisons, ô châteaux où se complaît le reste de la littératur­e et dont le diariste se moque.

La sexualité interstiti­elle, extatique ou ratée, prend valeur métaphysiq­ue : protestati­on contre le néant qui n’est pas là où on le croit. Les étreintes bien réelles valent mieux que l’enculage de mouches de la vie littéraire parisienne, cette vie que Green résume, écrase même sous sa plume : « Une soirée dans le monde. Rien. »

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Hervé Guibert chez lui, en 1988.

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